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pour la réflexion abstraite donna à ma conscience une acuité maladive telle, que souvent, en pensant à la chose la plus simple, je me mettais à analyser ma propre pensée. Je me perdais dans cette analyse sans issue. Je ne pensais plus à la question qui avait été mon point de départ, mais je pensais ceci : « À quoi est-ce que je pense ? » Et je me répondais : « Je pense : à quoi est-ce que je pense ? » Et maintenant ? « Maintenant je pense que je pense : à quoi est-ce que je pense ? » et ainsi de suite. Mon esprit commençait à perdre son équilibre.

Cependant les découvertes philosophiques que je faisais flattaient au plus haut point mon amour-propre. Je me figurais souvent être un grand homme, découvrant des vérités nouvelles pour le bien de l’humanité tout entière, et je contemplais de haut les autres mortels, avec une orgueilleuse conscience de ma valeur. Mais, chose étrange, quand je me trouvais en face de ces mêmes mortels, il n’en était pas un qui ne m’intimidât, et plus je me plaçais haut dans ma propre opinion, moins j’étais capable d’affirmer devant les autres le sentiment que j’avais de ma propre valeur, ou seulement de ne pas être rempli de honte à chaque mot que je disais et à chaque mouvement que je faisais.


XXXIX

VOLODIA


Plus j’avance dans le récit de cette époque de ma vie, plus la route me paraît pénible et fatigante. Rarement, bien rarement, je retrouve parmi mes souvenirs d’alors quelques éclairs de ces émotions ardentes et sincères qui avaient si constamment et si doucement réchauffé mes premières années. Involontairement, je voudrais me hâter de sortir de ce désert de l’adolescence pour arriver au