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Johann et deux sœurs ; mais j’étais un étranger dans ma propre famille. Quand Johann faisait une bêtise, papa disait : Je n’aurai jamais une minute de tranquillité avec ce petit Karl ! — Et c’était moi qu’on grondait et qu’on punissait. Quand mes sœurs se disputaient, papa disait : Karl sera toujours désobéissant ! — Et c’était moi qu’on grondait et qu’on punissait. Il n’y avait que mon excellente mère qui m’aimât et me caressât. Souvent elle me disait : Karl, viens ici dans ma chambre, — et elle m’embrassait sans bruit. — Mon pauvre, pauvre Karl ! disait-elle, personne ne t’aime ; mais je ne te changerais pas contre un autre. — Ta mère, disait-elle encore, ne te demande qu’une seule chose : de bien travailler et d’être toujours un honnête homme ; et Dieu ne t’abandonnera pas ! — Moi, je faisais ce que je pouvais.

« Quand j’eus quatorze ans et que je fus d’âge à faire ma première communion, maman dit à papa : Voilà Karl grand garçon, Gustave ; qu’est-ce que nous allons en faire ? — Et papa répondit : Je ne sais pas. — Alors maman dit : Envoyons-le à la ville, chez Herr Schultz, et faisons-le cordonnier. — Et papa dit : Bien.

« Je restai six ans et six mois à la ville, chez le cordonnier, et le patron m’aimait. Il disait : Karl est bon ouvrier, et j’en ferai bientôt mon associé. — Mais l’homme propose et Dieu dispose… En 1796, on fit la conscription, et tous ceux qui étaient bons pour le service, de dix-huit à vingt et un ans, durent se rassembler à la ville.

« Papa arriva avec mon frère Johann, et nous allâmes tirer au sort à qui serait et ne serait pas soldat. Johann tira un mauvais numéro : il était pris ; je tirai un bon numéro : je n’étais pas pris. Et papa dit : J’avais un fils unique, et il faut m’en séparer !

« Je lui pris la main et je dis : Pourquoi dites-vous ça, papa ? Venez avec moi, je vous ferai voir quelque chose. — Et papa vint avec moi. Papa vint avec moi, et nous nous assîmes à une petite table, dans l’auberge. — Donnez-nous