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lent. Elle se déguise alors en désir de paraître affligé, ou malheureux, ou courageux, et ces sentiments bas, que nous ne nous avouons pas à nous-mêmes, mais auxquels nous n’échappons guère, — fût-ce dans la peine la plus vive, — énervent notre douleur, l’avilissent et lui enlèvent sa sincérité. Mais Nathalie Savichna était trop profondément malheureuse pour qu’il y eût place dans son âme pour un désir quelconque ; elle ne vivait plus que par la force de l’habitude.

Elle remit à Phoca les provisions demandées et lui rappela le pâté destiné à la table du clergé. Quand il fut parti, elle prit son tricot et se rassit à côté de moi.

La conversation recommença sur le même sujet, nous repleurâmes et ressuyâmes nos yeux.

J’allais tous les jours causer ainsi avec Nathalie Savichna. Ses larmes douces, ses discours tranquilles et pieux me faisaient du bien et me consolaient.

Mais on nous sépara bientôt. Trois jours après l’enterrement, nous partîmes tous pour Moscou, et je ne devais plus revoir Nathalie Savichna.

Ma grand’mère n’apprit l’affreuse nouvelle qu’à notre arrivée, et son chagrin fut terrible. On ne nous la laissa pas voir, parce qu’elle n’avait pas sa tête. Cela dura toute une semaine, et les médecins craignirent pour sa vie, d’autant qu’elle ne voulait prendre aucun remède, qu’elle refusait de parler ou de manger et qu’elle ne dormait pas. Parfois, assise dans son fauteuil, seule dans sa chambre, il lui prenait tout à coup un accès de rire, suivi de sanglots sans larmes qui aboutissaient à des convulsions, puis à des cris forcenés, à des mots dépourvus de sens ou effroyables. C’était son premier grand chagrin, et il la terrassait. Elle avait besoin d’accuser quelqu’un et elle prononçait des paroles horribles, des menaces furibondes. Elle se levait brusquement de son fauteuil, arpentait rapidement la chambre à grandes enjambées et tombait évanouie.