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lentement, guindant ses formes élégantes dans son uniforme brodé ; et, ayant posé ses deux mains sur son pupitre, ayant incliné la tête, ayant promené un large regard sur toute l’assistance, à l’exception des prévenus, il commença son discours, qu’il avait eu le temps de préparer pendant la lecture des procès-verbaux :

« L’affaire qui est soumise à votre jugement, Messieurs les jurés, constitue, si je puis employer cette expression, un fait de criminalité essentiellement caractéristique. »

Le réquisitoire du substitut du procureur devait avoir, dans sa pensée, une portée générale, et ressembler ainsi aux discours fameux qui avaient fondé la gloire des grands avocats. Son auditoire de ce jour-là n’était, en vérité, formé que de couturières, de cuisinières, de cochers et de portefaix, mais ce n’était pas une considération qui pût l’arrêter. Les maîtres du barreau, eux aussi, avaient débuté devant des auditoires du même genre. Et le substitut s’était donné pour principe de s’élever toujours, comme il disait, « jusqu’au sommet des questions », en dégageant la signification psychologique de chaque délit, et en mettant à nu la plaie sociale dont ce délit était l’expression.

« Vous voyez devant vous, Messieurs les jurés, un crime absolument typique de notre fin de siècle, un crime qui porte en lui, pour ainsi parler, tous les traits spécifiques de ce processus particulier de décomposition morale qui atteint aujourd’hui de nombreux éléments de notre société… »

Le substitut du procureur parla très longtemps sur ce ton. Il avait surtout deux choses en vue, pendant qu’il prononçait son réquisitoire : il s’efforçait, d’abord, de faire mention de chacun des faits relatifs à l’affaire, grands ou petits ; et d’autre part, et surtout, il tenait à ne pas s’arrêter une seule minute, à faire en sorte que son discours coulât sans interruption pendant une durée d’au moins une heure et quart. Une fois, cependant, il dut s’arrêter, ayant perdu le fil de son argumentation ; mais dès l’instant d’après il reprit son élan, et parvint même à racheter ce trouble momentané par un supplé-