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RÉSURRECTION

avait reçue avait été d’autant plus forte que les questions qu’il y voyait traitées le touchaient directement, sa mère étant propriétaire d’un domaine considérable. Son père, en vérité, n’avait pas eu de fortune, mais sa mère avait apporté en dot environ dix mille arpents de terre, dont la plus grande partie, un jour, devait lui revenir. Et voici que, pour la première fois, il découvrait tout ce qu’avait de cruel et d’injuste le régime de la propriété territoriale particulière !

Et comme, par nature, il était de ceux pour qui le sacrifice accompli au nom d’un besoin moral constitue une vraie jouissance, il avait aussitôt décidé de renoncer pour sa part au droit de propriété territoriale, et de donner aux paysans tout ce que, dès lors, il possédait, c’est-à-dire le petit domaine qu’il avait hérité de son père. C’était d’ailleurs dans le même esprit qu’était conçue sa thèse : il y avait pris pour sujet la Propriété foncière.

La vie qu’il menait, à la campagne, chez ses tantes, était des plus régulières. Il se levait très tôt, parfois dès cinq heures du matin, il allait se baigner dans la petite rivière qui coulait au pied des collines, puis il revenait vers la vieille maison, à travers les prés encore tout mouillés de rosée. Après son déjeuner, tantôt il travaillait à sa thèse, tantôt, au lieu de lire ou d’écrire, il sortait de nouveau et errait par les champs jusque vers onze heures. Avant le dîner, il faisait un somme dans un coin du jardin ; pendant le dîner, il amusait et charmait ses tantes par son intarissable gaieté ; puis il montait à cheval ou se promenait en barque ; et, le soir, ou bien il se remettait à lire, ou bien il restait dans le salon avec ses tantes et apprenait d’elles à faire des réussites. Et souvent, la nuit, surtout dans les nuits de lune, il ne pouvait pas dormir, tenu en éveil par la juvénile joie de vivre qui était en lui ; il marchait alors dans le jardin, jusqu’à l’aube, laissant libre cours à sa rêverie.

Telle avait été, calme et heureuse, sa vie durant le premier mois de son séjour chez ses tantes ; et pas une fois, durant tout ce mois, il n’avait même fait attention