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« Il faut oublier tout cela, l’extirper de moi ! » — se dit-il ; et de nouveau il s’ingénia à ne point penser à la jeune femme. « Bientôt je la reverrai, tout se décidera ! » Et il se mit à combiner la façon dont il pourrait insister auprès du gouverneur pour obtenir la permission d’entrer dans la prison.


Le dîner du gouverneur, organisé avec le luxe habituel de ce genre de fêtes, fit ce soir-là un plaisir tout particulier à Nekhludov, après les longs mois où il avait dû se priver non seulement de tout luxe, mais des commodités les plus élémentaires.

La femme du gouverneur, ancienne demoiselle d’honneur de la cour de Nicolas, était une grande dame pétersbourgeoise de la vieille école, parlant parfaitement le français et ne parlant le russe qu’assez imparfaitement. Elle se tenait très droite, et, dans ses mouvements, s’efforçait de ne jamais éloigner ses coudes de sa taille. À son mari elle témoignait une considération tranquille et quelque peu méprisante ; mais pour ses hôtes elle était d’une amabilité extrême, sans négliger toutefois de proportionner ses faveurs au degré de leur importance.

Elle reçut Nekhludov comme un homme de son monde, l’entourant de ces légers et insensibles hommages qui firent que, une fois de plus, il eut la pleine conscience de ses perfections et se sentit pleinement satisfait. Elle lui donna à entendre, très discrètement, qu’elle connaissait les sentiments un peu singuliers, mais d’autant plus honorables, qui l’avaient amené en Sibérie ; et il comprit qu’elle le tenait pour un homme exceptionnel. Et ces légers hommages, et l’atmosphère de bien-être et de luxe qui remplissait la maison du gouverneur, tout cela eut pour conséquence que Nekhludov s’abandonna tout entier au plaisir de pouvoir manger un excellent dîner, en compagnie de personnes aimables et distinguées. Il eut l’impression de se retrouver dans un milieu qui lui était familier, dans son véritable milieu, comme si tout ce qu’il avait vu autour de lui pendant les derniers