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Le gouverneur hocha la tête et poursuivit :

— Au reste, je vais encore y songer. Comment s’appellent ces condamnés ? Tenez, voudriez-vous inscrire leurs noms, là, sur ce papier ?

Nekhludov inscrivit les noms.

— Et cela non plus, je ne puis pas le permettre ! — dit le gouverneur lorsque Nekhludov lui eut demandé pour lui-même l’autorisation de voir le malade. Ne croyez pas, au moins, que je vous soupçonne ! — reprit-il, — mais je vois ce qui en est. Vous vous intéressez à ces gens-là, vous voulez leur rendre service, et puis vous avez de l’argent. Or, ici, chez nous, tout est à vendre. On me dit souvent : vous devriez essayer de déraciner la vénalité ! Mais comment la déracinerais-je, quand, du haut en bas, tout le monde se vend ? Et puis, allez donc surveiller des fonctionnaires sur une étendue de 5.000 verstes ! Chacun d’eux est un petit tsar, tout comme moi ici ! — ajouta le gouverneur avec un gros rire. — Oui, je vois ce que c’est ! sur tout votre trajet, vous avez été admis à voir les condamnés politiques, vous avez donné des pourboires, et on vous a laissé passer ? C’est bien ainsi, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est vrai !

— Je comprends que vous ayez fait cela : vous avez fait ce que vous deviez faire. Vous vouliez voir un condamné politique, vous employiez les moyens nécessaires pour le voir. Et l’officier de police ou le gardien du convoi, lui, vous laissait entrer moyennant un pourboire, parce que sa solde ne lui permettait pas de faire vivre sa famille sans de petits suppléments du genre de ceux-là. Il avait raison, et vous aussi ; et à votre place ou à la sienne, j’aurais fait la même chose. Mais, à ma place à moi, je ne puis me permettre la moindre infraction à la règle ; et cela d’autant plus que, par nature, je serais plus tenté de me montrer indulgent. Je suis chargé d’une mission que l’on m’a confiée sous des conditions déterminées : je dois justifier cette confiance. Et voilà, c’est tout ce que je puis vous dire sur l’affaire en question ! Mais, maintenant, à votre tour, racontez-moi un peu ce