Page:Tolstoï - Résurrection, trad. Wyzewa, 1900.djvu/549

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et le fait est qu’après une heure de bon trot il vit devant lui, sur la route, la file noire des voitures qui emmenaient, avec les bagages de tout le convoi, les prisonniers malades et les condamnés politiques. L’officier, comme la veille, était parti en avant pour diriger et surveiller la marche des piétons. Derrière les voitures, et tout autour d’elles, sur les deux côtés de la route, des soldats marchaient d’un pas vif et gai, en hommes qui avaient bu un bon coup avant de partir.

Les voitures étaient en grand nombre, au moins une vingtaine. Dans les dernières, celles que Nekhludov rencontra d’abord, se trouvaient entassés, six par six, les condamnés de droit commun ; dans les premières se tenaient, trois par trois, les condamnés politiques. Novodvorov voyageait en compagnie de Markel et de la Grabetz ; Émilie Rantzev et Nabatov avaient près d’eux la femme enceinte à qui Marie Pavlovna avait cédé sa place. Enfin, dans une troisième voiture, Nekhludov vit Kriltzov étendu sur une couche de paille, avec des coussins sous la tête ; près de lui était assise, sur le rebord de la voiture, Marie Pavlovna.


Nekhludov ordonna à son cocher de s’arrêter, descendit de sa voiture, et s’approcha de celle où était Kriltzov. Les soldats qui entouraient la voiture lui firent signe d’avoir à s’écarter ; mais il était accoutumé déjà à ne tenir aucun compte de ce genre d’avertissements ; et en effet les soldats, après leur première protestation, le laissèrent marcher près de la voiture aussi longtemps qu’il voulut.

Enveloppé dans sa pelisse et coiffé de sa casquette de peau d’agneau, avec un mouchoir noué autour de la bouche, Kriltzov semblait avoir encore maigri et pâli. Ses yeux, seuls vivants dans tout son visage, brillaient d’un éclat qui les faisait paraître agrandis démesurément. Sans cesse secoué par les cahots de la voiture, il regardait devant lui avec une expression de vive souffrance ; et quand Nekhludov lui demanda comment il se sentait, il se borna à fermer un instant les yeux, puis