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RÉSURRECTION

convoi, sans même daigner s’arrêter au passage. Et Nekhludov espérait que l’officier qui avait pris la direction du convoi ce jour-là l’autoriserait, comme ses prédécesseurs, à pénétrer dans la chambrée des condamnés politiques.

L’hôtesse offrit à Nekhludov de le faire conduire en voiture jusqu’à l’étape, qui était située à l’autre bout du village : mais Nekhludov préféra s’y rendre à pied. Un jeune garçon d’auberge aux larges épaules, chaussé d’énormes bottes fraîchement goudronnées, fut chargé de lui tenir compagnie pour lui montrer le chemin. Le brouillard était devenu si épais, à la tombée de la nuit, que Nekhludov ne voyait pas son guide, qui cependant marchait à deux pas de lui : il entendait seulement le clapotis de ses grosses bottes s’enfonçant dans la boue gluante et profonde. Au sortir de la longue rue du village, où par endroits des lumières brillaient aux fenêtres, l’obscurité se fit plus complète encore : mais bientôt Nekhludov aperçut, devant lui, les feux des lanternes attachées à la porte de l’étape. Et les deux taches rouges sans cesse se rapprochèrent, apparurent plus nettes, jusqu’à ce qu’enfin Nekhludov pût distinguer les poteaux qui formaient l’enceinte, et la guérite du factionnaire, et la sombre figure de ce factionnaire lui-même, debout près de la porte, le fusil au bras.

Le factionnaire lança dans les ténèbres son réglementaire : « Qui vive ? » et, en découvrant que les nouveaux venus n’appartenaient pas au convoi, il leur cria, d’un ton sévère, qu’aucun étranger n’était admis dans l’étape, ni même n’avait le droit de s’arrêter le long de l’enceinte. Mais le guide de Nekhludov ne s’alarma point de cette sévérité :

— Eh ! bien, vrai, en voilà un ogre ! — dit-il. — Fais donc signe à ton caporal, nous allons l’attendre ici !

Le soldat, se retournant vers la porte, appela quelqu’un ; et puis il se remit en faction, considérant la façon dont le jeune garçon d’auberge essuyait, avec une poignée de feuilles, les bottes de Nekhludov, où la boue