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RÉSURRECTION

de leur vie, de tout ce qui est cher à la plupart des hommes. Ainsi s’expliquait, pour Nekhludov, ce phénomène extraordinaire que des personnes excellentes, incapables non seulement de causer une souffrance, mais même d’en supporter la vue, pussent se préparer tranquillement à la violence et au meurtre, et professer la sainteté de tels actes, considérés comme moyens de défense, ou encore comme instrument utile à la réalisation d’un idéal de bonheur pour l’humanité. Et quant à la haute idée que les révolutionnaires se faisaient de leur œuvre, et, par suite, d’eux-mêmes, cette idée découlait tout naturellement de l’importance que leur attribuaient leurs adversaires et de la cruauté exceptionnelle qu’ils apportaient à les combattre : sans compter que les malheureux étaient obligés d’avoir d’eux-mêmes cette haute idée, et qu’elle contribuait à leur donner la force de supporter la vie de souffrance qui leur était faite.

À les connaître de plus près, Nekhludov s’était convaincu qu’ils n’étaient ni de ténébreux malfaiteurs, comme le croyaient certaines personnes, ni non plus de parfaits héros, comme l’imaginaient d’autres personnes, mais simplement des hommes ordinaires, parmi lesquels se trouvaient, de même que partout, des hommes bons, d’autres méchants, et une majorité d’hommes médiocres. Des hommes se trouvaient parmi eux qui étaient devenus révolutionnaires parce que, très sincèrement, ils se regardaient comme tenus de lutter contre le mal ; d’autres s’y trouvaient qui étaient devenus révolutionnaires pour des motifs égoïstes, par ambition ou par vanité ; mais la plupart étaient devenus révolutionnaires sous l’effet d’un sentiment que Nekhludov comprenait bien et avait lui-même éprouvé, pendant qu’il faisait la guerre contre les Turcs, le sentiment qui pousse les jeunes gens à désirer le danger, à s’exposer à des risques, à varier de la fièvre d’un jeu la monotonie de leur vie.

La principale différence que Nekhludov découvrait entre les condamnés politiques et l’ordinaire des hommes consistait en ce que l’obligation morale, telle que l’en-