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RÉSURRECTION

tions de toutes les personnes qu’il voyait, depuis les cochers et les gardiens du convoi jusqu’aux directeurs de prisons et aux officiers de police.


Le transfert de la Maslova dans la section des condamnés politiques avait fourni à Nekhludov l’occasion de faire connaissance avec bon nombre de ces condamnés, et notamment avec les cinq hommes et les quatre femmes qui faisaient partie de la même chambrée que la Maslova. Et ces relations de Nekhludov avec les condamnés politiques avaient complètement modifié son opinion sur eux, comme aussi sur le parti révolutionnaire russe pris en général.

Depuis le début du mouvement révolutionnaire en Russie, Nekhludov avait éprouvé pour les représentants de ce mouvement un sentiment d’aversion et de malveillance. Il avait détesté, surtout, la cruauté et la dissimulation des moyens employés par eux dans leur lutte contre l’autorité, leurs conspirations, leurs attentats criminels ; et il avait été indigné aussi de la suffisance, du contentement de soi, de l’insupportable vanité qu’il savait être autant de traits communs à la plupart des révolutionnaires. Mais, lorsqu’il connut ces révolutionnaires de plus près, lorsqu’il apprit la façon dont ils étaient traités par l’autorité, il comprit que ces hommes ne pouvaient pas être différents de ce qu’ils étaient.

Car pour affreuses et absurdes que fussent les tortures infligées à ceux qu’on est convenu d’appeler les criminels de droit commun, ces tortures, avant et après le jugement, gardaient du moins une apparence de légalité ; tandis que, dans la façon dont on traitait les détenus politiques, cette apparence même faisait défaut. Nekhludov, au reste, l’avait bien vu déjà à Pétersbourg, dans l’aventure de la Choustova ; mais mieux encore il le voyait à présent, en écoutant les récits des compagnons de Katucha. Il voyait que la façon dont on traitait ces malheureux ressemblait tout à fait à la façon dont on pêche le poisson dans les étangs ; après avoir tiré le filet, on jette sur le bord tout le poisson qu’on a pu