Page:Tolstoï - Résurrection, trad. Wyzewa, 1900.djvu/451

Cette page a été validée par deux contributeurs.
447
RÉSURRECTION

pour permettre à Nekhludov de s’asseoir aussi. Et d’abord le vieil ouvrier parut fort embarrassé, renfonçant aussi loin qu’il pouvait, sous la banquette, ses pieds chaussés de sabots, de façon à ne pas gêner le barine ; mais bientôt il s’enhardit et se mit à causer si familièrement avec Nekhludov que plusieurs fois, pour marquer l’importance de ce qu’il disait, il lui appuya sur le genou sa grosse main calleuse.

Il dit à Nekhludov comment il s’appelait, de quel village il était ; il lui raconta que ses compagnons et lui rentraient chez eux après avoir travaillé pendant deux mois et demi dans une tourbière. Il rapportait une somme de dix roubles et avait déjà touché cinq roubles le mois précédent. Pour ces quinze roubles, il avait fait un travail qui consistait à entrer tous les jours dans l’eau jusqu’aux genoux et à y rester, sans interruption, depuis le matin jusqu’à l’heure du repas.

— Ceux qui ne sont pas habitués, ceux-là ont d’abord quelque peine à s’y faire, — disait-il, — mais une fois que tu t’y es endurci, fini de souffrir ! Si seulement la nourriture était mangeable ! Dans les premiers temps, pas moyen de rien avaler ! Mais ensuite les gens ont eu pitié de nous, et la nourriture est devenue excellente, et le travail alors est devenu léger.

Il raconta encore qu’il travaillait ainsi à la journée depuis plus de vingt ans, et que toujours il avait donné chez lui l’argent qu’il gagnait : d’abord à son père, puis à son frère aîné ; maintenant, il le donnait à un cousin chargé de famille et qui avait beaucoup de peine à se tirer d’affaire. Cependant, sur les soixante roubles qu’il gagnait par an, il s’en réservait deux ou trois, pour « s’amuser », pour acheter du tabac et des allumettes.

— Et puis, vous savez, on est pécheur, et à l’occasion on ne se refuse pas un petit verre d’eau-de-vie ! — ajouta-t-il en souriant d’un air familier.

L’ouvrier parla aussi de ses compagnons mariés, dont les femmes restaient au village et vivaient de l’argent qu’ils leur envoyaient. Il dit comment, ce jour-là, avant de les congédier, le contremaître leur avait à tous payé