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RÉSURRECTION

Son visage avait pris une expression encore plus grave et plus triste.

— Je vais vous faire un aveu ! — dit-elle. — Rien au monde ne m’est plus pénible que de penser que des personnes à l’estime desquelles je tiens me confondent avec la position où je suis forcée de vivre.

Peu s’en fallut qu’elle ne pleurât, en prononçant ces mots. Et bien que ces mots, à les considérer de près, n’eussent qu’une signification assez vague, ils parurent à Nekhludov pleins de profondeur, de franchise, et de bonté, — tant avait d’empire sur lui le regard qui accompagnait les paroles de la fraîche, jolie, et élégante jeune femme !

Nekhludov, sans lui répondre, la regardait, ne pouvant détacher ses yeux de son visage.

— Vous croyez peut-être que je ne vous comprends pas, et ce qui se passe en vous ? Car, naturellement, je sais ce qui vous est arrivé. Tout le monde le sait ici. Mais personne ne vous comprend, et moi je vous comprends, et je vous approuve, et je vous admire !

— En vérité, il n’y a pas lieu de m’admirer : je n’ai encore rien fait !

— N’importe ! Je comprends vos sentiments et ceux de cette personne… C’est bien, c’est bien, je ne vous en parlerai plus ! — interrompit-elle, croyant apercevoir un léger mécontentement dans les traits de Nekhludov. — Et ce que je comprends aussi, — reprit-elle, avec la seule pensée de se conquérir le cœur du jeune homme, — c’est que, ayant vu toute l’horreur et toutes les souffrances de la vie des prisons, vous ayez eu le désir de venir en aide à ces malheureux, victimes de l’égoïsme et de l’indifférence des hommes… Je comprends que vous ayez projeté de donner votre vie pour ces malheureux. Moi-même, j’aurais volontiers donné la mienne. Mais à chacun sa destinée !

— N’êtes-vous donc pas satisfaite de votre destinée ?

— Moi ? — s’écria-t-elle, comme stupéfaite de ce qu’on pût lui faire une telle question. — Oui, j’ai le devoir d’en être satisfaite, et je le suis. Mais il y a tou-