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RÉSURRECTION

leur disposition des ouvrages religieux, et puis aussi de vieux journaux. Nous avons une bibliothèque fort bien fournie. Mais ils ne lisent que rarement. D’abord, souvent, ils font mine de s’intéresser à la lecture : mais au bout de peu de temps ils rendent les livres sans y avoir touché. Écrire, aussi, ils le peuvent. Nous leur donnons des ardoises pour qu’ils puissent s’amuser à écrire dessus. Ils peuvent écrire, effacer, et écrire de nouveau. Mais cela non plus, ils ne le font pas. Non, ce n’est que dans les premiers temps qu’ils rêvent de « s’occuper » ; plus tard ils engraissent et deviennent de plus en plus inertes.

Nekhludov écoutait cette voix éraillée, considérait ces membres engourdis, ces yeux aux paupières enflées sous les énormes sourcils, ce crâne dégarni, cette petite croix blanche à la boutonnière ; et sans cesse il comprenait davantage l’inutilité de rien expliquer à un tel homme.

Il se leva, ayant grand’peine à cacher le mélange de répulsion et de pitié que lui inspirait cet affreux vieillard. Et celui-ci, de son côté, n’était pas fâché de pouvoir faire un peu la leçon au fils de son ancien camarade.

— Adieu, mon enfant ! — poursuivit-il. — Ne prenez pas ce que je vous dis en mauvaise part, je ne vous le dis que par pure amitié : mais ne vous mêlez pas des affaires de nos prisonniers ! Ne vous imaginez pas qu’il y en ait, parmi eux, d’innocents ! Tous, les uns comme les autres, ce sont des misérables ; et nous les connaissons bien, nous savons ce qu’ils valent… Et puis, croyez-moi, reprenez du service ! L’empereur a besoin de tous les hommes de valeur… la patrie aussi. Songez un peu à ce qui arriverait si moi, si tous les hommes de notre espèce, nous ne servions pas ?

Nekhludov poussa un soupir, s’inclina très bas, serra la grosse main ossifiée du vieillard, et sortit de la chambre.

Le général, reste seul, se frotta longuement les reins et se traîna dans le petit salon où, pendant son absence, le jeune artiste avait écrit la réponse dictée par l’esprit