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RÉSURRECTION

cela ? — lui demanda la grosse fille qui venait d’entrer, se penchant par-dessus son épaule. — Tiens, on dirait ton portrait !

— Vraiment, on me reconnaît encore ? — fit la Maslova, souriant de plaisir.

— Et ça, c’est lui ? Et ça, c’est sa mère ?

— Non, c’est sa tante ! Mais, vraiment, est-ce qu’on me reconnaît encore !

— Le fait est que tu es bien changée ! Tu n’as plus du tout la même figure. On voit bien qu’il s’est passé bien des années, depuis ce temps-là !

— Ce n’est point les années qui m’ont changée, c’est autre chose ! — répondit la Maslova ; et du même coup son animation joyeuse s’éteignit tout à fait. Son visage s’assombrit, et une ride parut sur son front.

— Quelle autre chose ? l’a vie n’a pourtant pas été bien dure !

— Non, pas bien dure, — répondit la Maslova en détournant la tête. — Mais, tout de même, le bagne vaut encore mieux.

— Que dis-tu là ?

— C’est ainsi ! Depuis huit heures du soir jusqu’à quatre heures du matin ! Et cela tous les jours !

— Tu n’avais qu’à t’en aller !

— Je l’ai voulu plus d’une fois, jamais je n’ai pu. Mais à quoi bon parler ? — s’écria la Maslova.

Elle se releva en sursaut, cacha la photographie au fond d’un tiroir, et sortit de la chambre, s’efforçant de retenir des larmes de colère.

En considérant la photographie, elle s’était crue redevenue telle qu’elle avait été autrefois : elle pensait à tout le bonheur qu’elle avait eu et à celui qu’elle aurait pu avoir encore. Et voilà que les paroles de sa compagne lui avaient rappelé ce qu’elle était maintenant ! Voilà qu’elle revoyait toute l’horreur de cette vie dont elle avait toujours éprouvé une honte vague, sans vouloir se l’avouer à elle-même !

Le souvenir d’une nuit, en particulier, se dressa vivant devant elle. C’était une nuit de carnaval. La Maslova,