Page:Tolstoï - Résurrection, trad. Wyzewa, 1900.djvu/240

Cette page a été validée par deux contributeurs.
236
RÉSURRECTION

s’arrêter, de Nekhludov au sous-directeur et inversement.

— Voici un Monsieur qui veut te questionner sur ton affaire !

— Oui, on m’a parlé de vous ! — dit Nekhludov, s’avançant au fond de la chambre et se plaçant près de la fenêtre grillée. — Je voudrais entendre de votre bouche le récit de ce qui vous est arrivé.

Menchov s’approcha, lui aussi, de la fenêtre, et commença aussitôt son récit. Il parlait d’abord avec timidité, en lançant des regards inquiets sur le sous-directeur ; mais peu à peu il s’enhardit, et quand le sous-directeur sortit de la cellule pour rejoindre le gardien dans le corridor, sa timidité disparut tout à fait.

Il avait le langage et les manières d’un honnête et simple paysan, et Nekhludov éprouvait une impression singulière à trouver ce brave petit moujik sous un costume de prison, dans une sombre cellule. Tout en l’écoutant, il considérait le lit de toile avec son matelas de paille, la fenêtre sale avec son lourd grillage de fer, les murs tachés d’humidité, et le misérable visage et les formes amaigries de cet homme, si évidemment né pour une libre vie de travail au plein air des champs ; et sans cesse il se sentait plus triste, et il se refusait à croire que ce que lui racontait le malheureux fût vrai, tant il avait d’horreur à penser qu’on eût pu vraiment arracher un homme, sans motif, à sa vie normale, l’accoutrer d’une veste de prisonnier, et l’enfermer dans ce sinistre endroit. Mais, d’autre part, il avait plus d’horreur encore à penser que ce naïf récit, fait de cette voix simple et franche, avec ce bon regard, pût être une invention et une tromperie.

Le prisonnier disait que, tout de suite après son mariage, le cabaretier de son village lui avait enlevé sa femme. Il s’était adressé partout pour obtenir justice ; mais partout le cabaretier avait soudoyé les autorités et avait été renvoyé indemne. Un jour, Menchov avait ramené sa femme chez lui, de force : dès le lendemain elle s’était enfuie. Alors il était retourné chez le cabare-