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RÉSURRECTION

nante ; mais Korneï était d’une servilité si plate que, au dernier moment, Nekhludov ne se sentit pas le courage de s’humilier devant lui.

Pour se rendre au Palais de Justice, où il avait de nouveau à être juré, il prit la même voiture qu’il avait prise la veille, et le cocher le fit passer par les mêmes rues : ce qui l’amena à s’étonner de l’énorme changement accompli en lui, durant ces vingt-quatre heures. Il s’aperçut qu’il était vraiment devenu un autre homme.

Son mariage avec Missy, qui, la veille, lui avait paru si proche, lui semblait maintenant tout à fait impossible. La veille, il était convaincu qu’il ferait le bonheur de la jeune fille en se mariant avec elle : maintenant il se jugeait indigne non seulement de se marier avec elle, mais même de la fréquenter. « Si elle savait qui je suis, pour rien au monde elle ne consentirait à me recevoir ! Et moi qui poussais l’inconscience jusqu’à lui reprocher ses coquetteries avec Romanov ! Et puis, même si je m’étais marié avec elle, est-ce que je pourrais avoir un instant de bonheur, ou simplement de repos, en sachant que l’autre, la malheureuse, est en prison, et que demain ou après-demain elle partira, par étapes, pour les travaux forcés ? Cela pendant que moi, ici, j’aurais reçu des félicitations, ou fait des visites de noces avec ma jeune femme ! Ou bien pendant que, siégeant à côté d’un ami que j’ai indignement trompé, dans l’assemblée de la noblesse, j’aurais compté les votes sur la nouvelle loi scolaire, après quoi je serais allé rejoindre en secret la femme de ce même ami ! Ou bien encore pendant que j’aurais continué à m’escrimer contre mon tableau, ce maudit tableau que jamais je n’achèverai, car je vois bien que l’entreprise est au-dessus de mes forces ! — Non, rien de tout cela désormais ne m’est plus possible ! » se disait Nekhludov ; et il ne cessait point de se réjouir du changement intérieur qui s’était fait en lui.

— Avant tout, — se disait-il encore, — revoir l’avocat, connaître le résultat de son enquête ; et puis, après cela… après cela, aller la voir, et tout lui dire !

Et toutes les fois qu’en imagination il se représentait