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RÉSURRECTION

des personnes à quelques-unes desquelles il n’avait même jamais adressé la parole, tout cela lui parut, ce soir-là, particulièrement ridicule et désagréable.

Il s’excusa de venir si tard ; et déjà il s’apprêtait à s’asseoir à sa place, entre Missy et Catherine Alexievna, quand le vieux Korchaguine exigea que, à défaut d’un petit verre d’eau-de-vie, il prît au moins des hors-d’œuvre. Nekhludov dut s’approcher de la petite table où étaient les hors-d’œuvre, le homard, le caviar, le fromage, les anchois. Il s’imaginait n’avoir pas faim ; mais le fait est qu’ayant goûté au caviar il se mit à dévorer avec avidité.

— Hé bien ! avez-vous sapé les bases ? — lui demanda Kolossov, reprenant ironiquement l’expression employée peu de temps auparavant par un journal réactionnaire, dans un article destiné à montrer les dangers de l’institution du jury. — Vous avez acquitté des coupables, condamné des innocents, hein, n’est-ce pas ?

— Sapé les bases ! Sapé les bases ! — répéta le vieux prince en se tordant de rire. Il éprouvait une confiance illimitée dans l’esprit et la science de son ami, dont il partageait pleinement les opinions libérales.

Mais Nekhludov, au risque de paraître impoli, ne répondit rien. Il s’assit devant son assiette, se servit du potage, et continua de manger avec un extrême appétit.

— Laissez-le donc se rassasier ! — dit en souriant Missy avec une familiarité qui montrait le caractère particulièrement amical de leurs relations.

Kolossov, d’ailleurs, avait déjà oublié sa question. D’un ton violent et à très haute voix, il discutait l’article du journal réactionnaire sur l’institution du jury. Et Michel Sergueievitch, lui donnant la réplique, signalait les monstrueuses erreurs d’un autre article récent, publié dans le même journal.

Missy était, comme toujours, parfaitement distinguée. Elle avait une toilette d’une élégance discrète et sobre, mais irréprochable.

— Vous devez être épuisé de faim et de fatigue ! — dit-elle à Nekhludov quand il eut achevé d’avaler son potage.