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en face d’elle, le frère de Missy, Petia, collégien de la septième classe, qui se préparait à passer ses examens, et un jeune étudiant, son répétiteur. Plus loin, vis-à-vis l’un de l’autre, étaient assis Michel Sergueievitch Téléguine ou Mitia, fils d’un premier mariage de la princesse Korchaguine, et une parente pauvre, Catherine Alexievna, vieille fille et slavophile ; et enfin, au bas de la table, Missy, avec une place vide entre elle et la vieille demoiselle.

— Ha ! voilà qui est bien ! Arrivez vite, nous n’en sommes encore qu’au poisson ! — dit le vieux Korchaguine en levant sur Nekhludov ses yeux injectés de sang.

— Etienne ! — cria-t-il ensuite au majestueux maître d’hôtel ; et il lui fit signe d’avoir à conduire Nekhludov à la place qui lui était réservée.

Nekhludov connaissait depuis longtemps le vieux Korchaguine, et bien souvent déjà il l’avait vu à table : mais, ce soir-là, son visage rouge et congestionné, sa bouche sensuelle, son gros cou, l’ensemble de sa figure, et jusqu’à la façon dont il passait un coin de sa serviette dans le revers de son gilet, tout cela le frappa désagréablement. Il se rappela aussitôt, malgré lui, tout ce qu’on lui avait dit de la dureté de cet homme, qui, dans le temps où il était gouverneur de province, avait fait fusiller une foule de malheureux, et même en avait fait pendre un bon nombre.

— On va tout de suite s’occuper de servir Votre Excellence ! — dit Etienne en prenant dans un des tiroirs du buffet une grande cueiller[1] à soupe, pendant que l’élégant valet de chambre se plaçait derrière la chaise vide, et que Missy rarrangeait, sur l’assiette de Nekhludov, un des plis de la serviette artistement dressée en forme d’éventail.

Mais Nekhludov dut d’abord faire le tour de la table et serrer la main de chacun des convives. Chacun se leva de sa chaise pour lui tendre la main, à l’exception des dames et du vieux Korchaguine. Et cette promenade autour de la table, et ces poignées de main données à

  1. Mot de vieux français pour « cuillère ».