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RÉSURRECTION

— Parfaitement, c’est tout juste ce que je dis ! — ajoutait encore le marchand.

— J’estime plutôt que son arrivée à l’hôtel avec la clé aura suggéré l’idée du vol aux deux domestiques, qu’ils auront profité de l’occasion, et, ensuite, tout rejeté sur la Maslova.

Pierre Gérassimovitch parlait d’une voix agacée. Et son agacement se communiqua au président, qui insista de plus en plus fort sur son opinion. Mais Pierre Gérassimovitch parlait avec tant d’assurance que la majorité se rangea à son avis, et reconnut que la Maslova n’avait point pris de part au vol de l’argent, ni de la bague, celle-ci lui ayant été donnée en cadeau par le marchand.

Restait à décider si elle avait été coupable de l’empoisonnement. De nouveau le marchand, ardent défenseur de la prévenue, déclara qu’on avait le devoir de la proclamer innocente ; mais le président répliqua, avec beaucoup d’énergie, qu’il y avait impossibilité matérielle à la proclamer innocente sur ce point, attendu qu’elle-même avouait qu’elle avait versé la poudre dans le verre.

— Elle a versé la poudre, oui, mais elle croyait que c’était de l’opium ! — fit le marchand.

— Mais l’opium lui-même est un poison, — répondit le colonel, qui aimait les digressions ; et il raconta, à ce propos, l’aventure de la femme de son beau-frère, qui avait absorbé de l’opium par accident, et qui serait morte sans l’habileté miraculeuse d’un médecin appelé en hâte auprès d’elle. Le colonel racontait avec tant de complaisance que personne n’avait le courage de l’interrompre. Seul, le commis juif, entraîné par l’exemple, s’enhardit à lui couper la parole :

— On peut si bien s’accoutumer au poison, dit-il qu’on finit par en supporter, sans danger, de très fortes doses ; et la femme d’un de mes parents…

Mais le colonel n’était pas homme à se laisser interrompre ; il continua son histoire, et tout le monde connut à fond le rôle qu’avait joué l’opium dans la vie de la femme de son beau-frère.