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une bagarre épouvantable : des vieilles, des femmes, des nobles, des moujiks et des enfants se pressèrent près de la boutique, en me tendant la main ; je leur donnais, tout en questionnant quelques-uns, et en les inscrivant sur mon carnet.

Le marchand, ayant relevé le col de sa pelisse, avait l’air d’une statue ; il regardait tantôt la foule, tantôt l’horizon. Evidemment, il trouvait cette scène ridicule ; mais il n’osait le dire.

Dans la maison de Liapine, la misère et la bassesse des misérables m’épouvantaient ; je m’en sentais coupable et j’avais le désir de me rendre meilleur ; ici, la même scène produisait sur moi un effet contraire. J’éprouvai d’abord un sentiment malveillant à l’égard de ceux qui m’obsédaient ; de plus, j’étais confus en me figurant l’opinion que devaient avoir de moi tous ces boutiquiers et ces concierges.

Ce jour—là, de retour chez moi, je me sentis mal. Je comprenais que tout ce que je venais de faire était bête et immoral. Mais, comme il arrive toujours, quand on est troublé intérieurement, je causais de mon entreprise, tout comme si je ne doutais nullement de son succès.

Le lendemain, j’allai, seul, visiter les personnes