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cette maison et rentrai chez moi. Je montai l’escalier garni de tapis et j’entrai dans l’antichambre, dont le plancher est couvert avec du drap, et, après avoir ôté ma pelisse et m’être mis à table, deux laquais en habit noir, cravatés, et gantés de blanc, me servirent les cinq plats qui composaient mon dîner.

Il y a de cela trente ans, je vis à Paris guillotiner un homme devant plusieurs milliers de spectateurs. Je savais que cet homme était un affreux malfaiteur ; je connaissais tous les raisonnements qui, depuis tant de siècles, ont été faits pour disculper ou expliquer les actes de ce genre ; je savais que cela était fait avec intention, sciemment ; mais, au moment où le corps et la tête se séparèrent je poussai un cri, et je compris non par l’esprit, non par le cœur, mais par tout mon être que tous les sophismes que j’avais entendus sur la peine de mort n’étaient que de méchantes sottises. Quel que fût le nombre des gens rassemblés et le nom qu’ils se donnassent pour commettre un assassinat, la plus grande faute qu’on pût faire en ce monde, je compris à ce moment que c’était justement ce crime que l’on venait de commettre sous mes yeux. Et moi ; par ma présence et par ma non-