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jours que je n’ai mangé ». Il parlait timidement et en essayant de sourire. Un vieux soldat, marchand de sbitiène[1], se tenait près de là. Je lui fis signe d’approcher. Il remplit un verre que le moujik prit tout chaud et, avant de boire, pour ne pas laisser perdre la chaleur, il s’y réchauffa les mains en me racontant ses aventures. Ces aventures ou la manière de les dire étaient presque toujours les mêmes : il avait été occupé pendant quelque temps, puis l’ouvrage était venu à manquer, et, pour comble de malheur, on lui avait volé à l’asile de nuit sa bourse avec l’argent et son passeport. Maintenant il ne pouvait plus quitter Moscou. Il me raconta que pendant la journée il se réchauffait dans les cabarets et s’y nourrissait de débris de pain, quand on lui en donnait ; quand on le chassait, il passait ses nuits gratuitement ici, à l’asile Liapine. Il n’attendait à présent qu’une chose, c’est que la ronde de police, ne trouvant pas de passeport sur lui, le saisit et l’envoyât par étapes dans son pays. « On dit que c’est jeudi qu’aura lieu la ronde, — ajoutait-il, — alors on m’arrêtera. Pourvu que je puisse attendre

  1. boisson chaude composée avec du miel et des épices.