Page:Tolstoï - Ma religion.djvu/28

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Oui, et quoi ?

— As-tu lu l’Évangile ?

— Oui.

— Et te souviens-tu de ces paroles : « Et qui nourrira l’affamé… » Je lui citai le passage. Il s’en souvenait et m’écouta jusqu’au bout. Je voyais qu’il était troublé. Deux passants s’étaient arrêtés, prêtant l’oreille.

Le grenadier paraissait vexé de sentir que, pour avoir fait son devoir, pour avoir chassé les passants d’un endroit où il était interdit de s’arrêter, il se trouvait inopinément en faute. Il était troublé et cherchait une excuse. Tout à coup son regard intelligent s’anima, il me regarda par-dessus l’épaule, comme quand on s’éloigne :

— Et le règlement militaire, le connais-tu ? fit-il.

Je répondis que non.

— Eh bien, alors, tu n’as rien à dire, rétorqua le grenadier avec un mouvement de tête victorieux, et, ramenant sa pelisse de mouton, il se dirigea crânement vers son poste.

C’est le seul homme que j’aie rencontré dans toute ma vie qui ait résolu avec une logique serrée l’éternelle question qui se dressait devant moi au milieu de notre état social et se dresse devant tout homme qui se dit chrétien.