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que fût pour chacun sa part de responsabilité dans cette affaire, si forte que fût leur conviction qu’ils ne sont pas des hommes, mais des fonctionnaires ou des soldats, et que, comme tels, ils pouvaient violer toutes les obligations humaines, plus ils ont approché du lieu de l’exécution, et plus ils ont dû hésiter.

Le gouverneur pouvait s’arrêter au moment de donner l’ordre décisif. Il savait que l’affaire du gouverneur d’Orel a provoqué l’indignation des hommes les plus honorables, et lui-même déjà, sous l’influence de l’opinion publique, avait plus d’une fois exprimé son improbation à cet égard. Il savait que le procureur qui devait venir lui aussi avait refusé, parce qu’il considérait cette action comme honteuse ; il savait aussi que, dans les sphères gouvernementales, des changements peuvent se produire, et que ceux qui faisaient avancer hier peuvent devenir demain une cause de disgrâce ; il savait qu’il existe une presse, sinon en Russie, du moins à l’étranger, qui pourrait parler de cette affaire et le déshonorer pour la vie. Il sentait déjà un changement dans l’opinion publique, qui condamne ce qui était naguère glorifié. En outre, il ne pouvait pas être absolument sûr de l’obéissance de ses subordonnés au dernier moment. Il hésitait, et on ne pouvait pas savoir comment il agirait.

Tous les fonctionnaires ou officiers qui l’accompagnaient éprouvaient plus ou moins le même sentiment ; ils savaient tous, dans leur for intérieur, que l’acte qu’ils allaient commettre était honteux, dégradant aux yeux de certains hommes à l’opinion desquels ils tenaient ; ils savaient qu’on a honte de se présenter à sa fiancée ou à une femme aimée après avoir commis un meurtre ou violenté des hommes sans défense ; enfin, comme le gouverneur, ils doutaient de l’obéissance abso-