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avec un air solennel, entre dans la salle où ils sont enfermés, et militairement leur crie : « Bonjour, jeunes gens, je vous félicite d’entrer au service du tsar. » Et les malheureux (quelqu’un le leur a déjà appris) balbutient, de leur langue inhabile et encore épaisse des excès de la veille, quelques paroles qui semblent vouloir manifester leur contentement.

Dehors, la foule des parents attend toujours à la porte. Les femmes, les yeux rougis de larmes, ont le regard fixé sur la porte. Elle s’ouvre enfin et les conscrits reconnus bons pour le service sortent en chancelant, mais en faisant semblant d’être courageux. Ils évitent de regarder leurs parents. Tout à coup éclatent les cris et les gémissements des mères et des femmes. Les uns se jettent dans leurs bras et pleurent ; les autres font bonne contenance, d’autres les consolent. Les mères, les femmes, sachant qu’elles restent maintenant abandonnées, sans leurs soutiens, pour trois, quatre ou cinq ans, crient et se lamentent à haute voix. Les pères parlent peu. Ils ne font que claquer leur langue avec tristesse et soupirent. Ils savent qu’ils ne verront plus les aides qu’ils ont élevés et formés, que ce ne seront plus des cultivateurs doux et laborieux qui leur reviendront, mais pour la plupart des débauchés et des faquins déshabitués de la vie simple.

Enfin, la foule remonte en traîneaux et défile dans la rue vers les auberges et les cabarets, et plus haut encore retentissent à la fois les chansons, les pleurs, les cris avinés, les doléances des mères et des femmes, les sons de l’accordéon et les jurons. Ils s’en vont dépenser leur argent dans les cabarets et les traktirs dont le commerce forme un des revenus du gouvernement. Et la fête commence, qui étouffe en eux le sentiment de l’injustice dont ils sont les victimes.