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qu’elle m’a rendu inexprimablement malheureux. Nous, soldats blessés, nous recevons pour la plupart une pension si dérisoire qu’on doit, en effet, avoir honte d’avoir été patriote jadis. Moi, par exemple, je reçois 80 pfennigs pour mon bras droit percé par une balle pendant l’assaut de St -Privat, le 18 août 1870. Il en faut plus à tel chien de chasse pour son entretien. Et moi je souffre des années entières de mon bras droit deux fois percé. Déjà, en 1866, j’ai pris part à la guerre contre l’Autriche, j’ai combattu à Trautenau et à Königgrätz et j’y ai vu tant d’horreurs ! En 1870, je fus appelé de nouveau, comme étant de la réserve et, comme je l’ai déjà dit, je fus blessé à l’assaut de St -Privat ; mon bras droit fut percé deux fois dans sa longueur. J’ai perdu une bonne place (j’étais brasseur en ce temps-là) et plus tard je n’ai pas pu l’obtenir de nouveau. Dès lors, je n’ai plus jamais réussi à me remettre sur pied. L’ivresse patriotique s’est dissipée bientôt et au soldat invalide il ne restait plus qu’à se nourrir des sous des pauvres et d’aumônes.

« Dans un monde où les hommes ressemblent à des bêtes dressées, et ne sont capables d’aucune autre pensée que de l’emporter en ruse les uns les autres pour Mammon — dans un tel monde, qu’on me tienne pour un drôle de corps, mais tout de même je sens en moi l’idée divine de la paix, qui est exprimée avec tant de beauté dans le sermon de la montagne. D’après ma conviction la plus profonde, la guerre n’est qu’un commerce dans de grandes proportions, un commerce ex-