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venue du territoire des Cosaques du Don à Pétersbourg pour suivre les cours de l’Université. Cette jeune fille avait fait connaissance à Pétersbourg de l’étudiant Turine, fils d’un juge de paix du gouvernement de Simbirsk, et l’avait aimé. Mais elle ne l’aimait pas comme aiment ordinairement les femmes, avec le désir de devenir sa femme et la mère de ses enfants ; elle l’aimait en ami, d’un amour nourri principalement par le sentiment de révolte et de haine, non seulement pour l’état de choses existant, mais pour les hommes qui le représentaient, et par celui de leur supériorité intellectuelle et morale sur ces hommes.

Elle était très capable, apprenait facilement les matières enseignées, passait ses examens, et, en plus, absorbait en grande quantité les livres les plus nouveaux. Elle était sûre que sa vocation n’était point de mettre au monde et d’élever des enfants (elle regardait même avec dégoût et mépris une vocation pareille), mais que sa mission était de détruire l’ordre existant qui enchaîne les meilleures forces du peuple, et de faire connaître aux hommes cette nouvelle voie de la vie qui lui était indiquée par les écrivains européens les plus avancés.

Forte, blanche, fraîche, belle, avec ses yeux noirs brillants, et une épaisse natte brune, elle éveillait chez les hommes les sentiments qu’elle ne voulait et ne pouvait partager, tant elle était absorbée par son activité agitative et verbeuse. Néanmoins il lui était agréable de provoquer ces sentiments, et c’est pourquoi, sans trop apporter de recherche à sa toilette, elle ne négligeait pas son extérieur. Il lui était agréable de plaire et de pouvoir montrer qu’elle méprisait réellement ce que d’autres femmes apprécient tant.