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femmes dont la danse lui plaisait particulièrement. C’était Stepanida. Elle était en jupe jaune, le corsage sans manches, en fichu de soie, plantureuse, énergique, rouge, gaie. Elle dansait sans doute très bien mais il ne remarqua rien.

— Oui, oui, fit-il en ôtant et remettant son pince-nez, oui, oui…

« Ainsi je ne puis pas me débarrasser d’elle ! » pensa-t-il. Il ne la regardait pas, parce qu’il avait peur de son charme ; et précisément à cause de cela, ce qu’il apercevait d’elle à la dérobée lui paraissait particulièrement attrayant. En outre il devinait à son regard brillant qu’elle le voyait et savait qu’il l’admirait. Il resta juste ce qu’il fallait pour ne pas paraître impoli, et, s’étant aperçu que Varvara Alexievna l’appelait, et le qualifiait avec affectation et fausseté de « chéri », se détourna et s’en alla. Il s’en alla et retourna à la maison. Il s’en allait pour ne pas la voir, mais, montant à l’étage supérieur, sans même savoir pourquoi et comment, il s’approcha de la fenêtre, et y demeura tant que les femmes restèrent près du perron, la regardant et la buvant des yeux. Il s’enfuit avant que personne ait pu l’apercevoir, et, sans bruit, sortit sur le balcon. Là, il alluma une cigarette, et, comme pour se promener, alla au jardin, dans la direction qu’elle suivait. Il n’avait pas fait deux pas dans l’allée quand, à travers les arbres, il aperçut le corsage sans manches sur un fond rose, et le fichu rouge. Elle allait quelque part avec une autre femme. Où allait-elle ? Et, tout d’un coup, le désir terrible, brûlant, lui saisit le cœur comme avec la main. Eugène, comme s’il obéissait à une volonté étrangère à lui, se retourna et se dirigea vers elle.