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seulement de lui fixer la durée de son absence, et lui accorda un congé de quatre semaines. Il y avait déjà un mois et demi que Pierre était parti, et Natacha passait de l’irritation à la mélancolie et même à l’inquiétude, en ne voyant pas revenir son mari. Denissow, général en retraite, mécontent de la marche générale des affaires, arrivé à Lissy-Gory depuis quelques jours, l’examinait avec surprise et tristesse, comme on contemple un portrait dont la vague ressemblance rappelle imparfaitement l’être qu’on a aimé. Un regard abattu, ennuyé, des paroles insignifiantes, des conversations continuelles sur ses enfants, voilà tout ce qui restait de la magicienne d’autrefois.

C’était la veille de la Saint-Nicolas, le 5 décembre 1820, et l’on attendait Pierre à tout instant. Nicolas savait que la solennité du lendemain, en amenant chez eux un grand nombre de voisins, l’obligerait à quitter son commode costume oriental pour endosser un habit, à mettre des bottes étroites, à se rendre à l’église nouvellement bâtie, à recevoir les félicitations, à offrir ensuite la « zakouska » aux invités, à causer des élections, de la noblesse et de la récolte, etc. Aussi jouissait-il doublement, la veille de ce grand jour, du calme de la vie habituelle. Il s’occupa à réviser les comptes de son bourgmestre, qui venait d’arriver de la terre de Riazan, propriété de son neveu, écrivit deux lettres d’affaires, alla inspecter la grange, les étables, les écuries, et fit toutes les dispositions nécessaires en prévision de l’ivresse générale, que devait infailliblement amener la fête du lendemain. Tout cela le mit en retard, et l’empêcha de voir sa femme en particulier avant de s’asseoir à la grande table de vingt couverts qui réunissait la famille. Elle se composait de sa mère, qui avait auprès d’elle la vieille Bélow, de la comtesse Marie, avec ses trois enfants, leur gouverneur et leur gouvernante, de son neveu avec M. Dessalles, de Sonia, de Denissow, de Natacha et de ses trois filles avec leur gouvernante, et du vieil architecte Michel Ivanovitch, qui finissait tranquillement ses jours à Lissy-Gory. La comtesse Marie était assise en face de son mari. En le voyant déplier brusquement sa serviette et reculer vivement les verres placés devant son assiette, elle comprit qu’il était de mauvaise humeur, comme cela lui arrivait de temps à autre lorsqu’il venait tout droit pour dîner. Elle connaissait cette disposition d’esprit, et, le plus souvent, elle attendait tranquillement qu’il eût mangé son potage pour lui adresser une question, et l’amener peu à peu à reconnaître que sa maussaderie était sans cause ;