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Drône, le staroste de Bogoutcharovo, qui était accusé de malversations. Nicolas le reçut sur le perron, et, aux premiers mots du prévenu, lui répondit par une grêle d’injures et de coups. Rentrant un moment après pour déjeuner, il s’approcha de sa femme, qui travaillait, la tête inclinée sur son métier, et lui raconta, comme de coutume, tout ce qu’il avait fait dans la matinée, et entre autres l’affaire du staroste.

La comtesse Marie, rougissant et pâlissant tour à tour, ne releva pas la tête et garda le silence.

« Quel impudent coquin ! s’écria-t-il en s’échauffant à ce souvenir, s’il avait au moins avoué qu’il était ivre, mais… Qu’as-tu donc, Marie ? »

Celle-ci leva les yeux sur lui, essaya en vain de dire un mot et baissa de nouveau la tête… « Qu’as-tu, mon amie ? » Les pleurs embellissaient toujours la comtesse Marie, car, ne pleurant jamais que de chagrin ou de pitié, et non de colère ou de souffrance physique, ses yeux lumineux et profonds avaient alors un charme irrésistible. À cette question de son mari, elle fondit en larmes.

« Nicolas, j’ai tout vu… Il est coupable, je le sais… Mais pourquoi l’as-tu… ? » Et elle se voila la figure de ses mains.

Nicolas ne répondit rien, rougit fortement, et s’éloigna d’elle en faisant quelques pas dans la chambre. Il devinait la cause de ses larmes, mais, ne trouvant rien de blâmable dans une habitude qui remontait pour lui à tant d’années, il lui donna tort, et se dit : « Ce sont des petites faiblesses de femme… ou plutôt n’aurait-elle pas vraiment raison ? » Dans son irrésolution, il jeta un regard sur ce visage aimé qui souffrait pour lui, et comprit qu’elle avait dit juste, et qu’il était coupable envers lui-même.

« Marie, lui dit-il tout doucement, cela n’arrivera plus, je te le jure… Jamais ! » reprit-il d’une voix émue, comme un enfant qui demande pardon.

Les larmes jaillirent plus abondantes des yeux de la comtesse. Elle saisit la main de son mari et la porta à ses lèvres.

« Quand as-tu brisé ton camée ? lui dit-elle pour changer de sujet de conversation, en examinant une bague qu’il portait toujours au doigt et qui représentait la tête de Laocoon.

— Ce matin, Marie, et que cette bague brisée me rappelle à l’avenir la parole que je viens de te donner ! »

Depuis lors, quand il sentait la colère le gagner et ses poings se fermer, il tournait rapidement sa bague et baissait