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— As-tu remarqué, Marie, dit tout à coup Natacha avec un sourire espiègle qu’elle n’avait pas eu depuis longtemps, as-tu remarqué comme il est bien tenu maintenant, comme il est frais et rose ? On dirait qu’il sort d’un bain moral, je veux dire… tu me comprends, n’est-ce pas ?

— Oui, il a beaucoup changé à son avantage. C’est pour cela que « lui » l’a tant aimé, répondit la princesse Marie.

— Oui, et cependant ils ne se ressemblaient guère. On assure du reste que les amitiés des hommes naissent des contrastes ; ce doit être sans doute ainsi…! Adieu ! Adieu ! » dit Natacha, et le sourire espiègle qui avait accompagné ses premières paroles sembla s’effacer à regret de son visage redevenu joyeux.

XIX

Pierre fut longtemps avant de s’endormir. Marchant à grands pas dans sa chambre d’un air soucieux, tantôt il haussait les épaules, tantôt il tressaillait, et ses lèvres s’entr’ouvraient comme pour murmurer un aveu. Lorsque six heures du matin sonnèrent, il pensait toujours au prince André, à Natacha, à leur amour, qui le rendait jaloux encore aujourd’hui. Il se coucha heureux et ému, et décidé à faire tout ce qui lui serait humainement possible pour l’épouser.

Il avait fixé son départ pour Pétersbourg au vendredi suivant, et le lendemain Savélitch vint lui demander ses ordres au sujet du voyage.

« Comment ? Je vais à Pétersbourg ? Pourquoi à Pétersbourg ? se demanda-t-il tout surpris. Ah oui ! c’est vrai, je l’avais décidé il y a longtemps déjà, avant que « cela » fût arrivé ; au fait, j’irai peut-être… Quelle bonne figure que celle du vieux Savélitch ! se dit-il en le regardant… Eh bien, Savélitch, tu ne veux donc pas de ta liberté ?

— Qu’en ferais-je, Excellence ? Nous avons vécu du temps du vieux comte, le bon Dieu ait son âme !… et maintenant nous vivons auprès de vous, sans avoir à nous plaindre.

— Et tes enfants ?

— Et mes enfants feront comme moi, Excellence ; avec des maîtres comme vous, on n’a rien à craindre.

— Eh bien, et mes héritiers ? demanda Pierre. Si je me