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XVIII

Quelques secondes plus tard, la princesse Marie et sa compagne rejoignirent Pierre dans la grande salle à manger. Les traits de Natacha, redevenue calme, avaient une expression de gravité qu’il ne lui avait jamais connue. Tous les trois éprouvaient le malaise qui suit ordinairement un épanchement sérieux et intime. Ils s’assirent sans rien dire autour de la table ; Pierre déplia sa serviette, et, décidé à rompre un silence qui, en se prolongeant plus longtemps, pouvait devenir pénible pour tout le monde, il regarda les deux femmes, qui allaient en faire autant de leur côté. Dans leurs yeux brillaient la satisfaction de vivre et l’aveu inconscient que la douleur n’est pas éternelle et laisse encore de la place à la joie.

« Voulez-vous une goutte d’eau-de-vie, comte ? dit la princesse Marie, et ces simples paroles suffirent pour dissiper les ombres du passé.

— Racontez-nous comment vous avez vécu, c’est toute une légende, à ce qu’on nous a dit ?

— Oui, oui, répondit-il avec un air de douce raillerie, on a inventé sur moi des choses que je n’ai pas vues même en rêve. J’en suis encore tout ébahi. Je suis devenu un homme intéressant, et cela ne me donne aucun mal… C’est à qui m’engagera et me racontera en détail ma captivité fantastique.

— On nous a dit que l’incendie de Moscou vous avait coûté deux millions : est-ce vrai ?

— Peut-être, mais je suis devenu trois fois plus riche qu’auparavant, répondit Pierre, qui ne cessait de le répéter à qui voulait l’entendre, malgré la diminution que devait apporter à ses revenus sa résolution de payer les dettes de sa femme et de reconstruire ses hôtels. Ce que j’ai infailliblement recouvré, c’est ma liberté, — mais il s’arrêta, ne voulant pas s’appesantir sur un ordre d’idées qui lui était tout personnel.

— Est-il vrai que vous comptiez rebâtir ?

— Oui, c’est le désir de Savélitch.

— Où avez-vous appris la mort de la comtesse ? Étiez-vous encore à Moscou ? »

La princesse Marie rougit aussitôt, craignant que Pierre ne