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condition de suivre les Français à distance, qu’on pouvait espérer les tourner dans leur course désordonnée. Koutouzow sentait, comme tout soldat russe, que l’ennemi était vaincu et irrémédiablement vaincu par la seule force des circonstances. Mais ses généraux, surtout les étrangers, brûlant du désir de se distinguer personnellement, de faire prisonnier un duc ou un roi, s’obstinaient à trouver le moment propice pour livrer une bataille en règle, et pourtant rien n’était plus absurde. Aussi ne cessaient-ils de lui présenter des plans, dont le seul résultat était l’augmentation des marches forcées et un surcroît de fatigue pour les hommes, tandis que le plan unique, fermement poursuivi par Koutouzow, de Moscou à Vilna était de diminuer pour ses soldats les misères de cette campagne. Malgré tous ses efforts, il fut néanmoins impuissant à mettre un frein à toutes ces ambitions qui s’agitaient autour de lui, et qui se manifestaient surtout lorsque les troupes russes venaient à tomber inopinément sur les troupes françaises.

C’est ce qui arriva à Krasnoé ; là, au lieu d’avoir affaire à une colonne française isolée, on se heurta contre Napoléon lui-même entouré de 16 000 hommes ; là il fut impossible à Koutouzow d’épargner à son armée une funeste et inutile collision ; le carnage des hommes débandés de l’armée française par les hommes épuisés de l’armée russe continua trois jours durant. On fit un grand nombre de prisonniers, on prit des canons et un bâton qu’on appelait « bâton de maréchal », chacun enfin tint à prouver qu’il s’était « distingué ». Après l’affaire, ce fut une altercation générale : tous se reprochaient les uns aux autres de n’avoir pris ni Napoléon ni aucun de ses maréchaux. Ces hommes, entraînés par leurs passions, n’étaient que les instruments aveugles de l’inexorable nécessité : ils se regardaient comme des héros, et demeuraient persuadés qu’ils s’étaient conduits de la manière la plus noble et la plus méritoire. Koutouzow surtout était l’objet de leur animosité : ils l’accusaient de les avoir empêchés, dès le début de la campagne, de battre Napoléon, de ne penser qu’à ses intérêts, et de n’avoir arrêté la marche de l’armée à Krasnoé que parce qu’il avait perdu la tête en apprenant sa présence, d’être en relations avec lui, même de lui être vendu, etc.

Non seulement, sous l’influence de ces sentiments passionnés, les contemporains ont ainsi jugé Koutouzow ; mais, tandis que la postérité et l’histoire décernent à Napoléon le nom de « Grand », les étrangers le dépeignent, lui, comme un vieillard