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sow et autres, qui n’ont pas su, en temps utile, prendre certaines dispositions ; mais alors pourquoi ne pas les avoir jugés et condamnés ? Même en leur imputant ce prétendu oubli de leur devoir, il est difficile en effet de comprendre, eu égard aux conditions dans lesquelles se trouvait l’armée russe à Krasnoé et à la Bérésina, comment elle ne s’est pas emparée de toute l’armée française, avec ses maréchaux, ses rois et son empereur, surtout si, comme on l’assure, c’était là le dessein arrêté en haut lieu ! Expliquer cet étrange phénomène, en disant que Koutouzow a entravé la réussite, c’est complètement inadmissible, puisque nous savons tous, aujourd’hui, que, malgré sa volonté bien arrêtée de ne pas prendre l’offensive, il n’avait pas pu s’opposer au désir manifesté par ses troupes à Viazma et à Taroutino. Si, comme on le prétend, le projet des Russes était de couper la retraite à l’armée française et de la faire prisonnière en masse, et que leurs tentatives en ce sens n’aient abouti qu’à des échecs, il s’ensuit naturellement que les Français doivent considérer cette dernière période de la campagne comme une série de victoires pour leurs armes, et que les historiens militaires russes ont tort d’y voir une marche triomphale pour nos soldats. Car, s’ils veulent être logiques, malgré leur enthousiasme lyrique et patriotique, ils sont bien obligés de reconnaître que la retraite des Français, depuis Moscou, a été une suite ininterrompue de succès pour Napoléon et de défaites pour Koutouzow. Mais, en mettant de côté pour un moment tout amour-propre national, on sent qu’il y a évidemment dans cette conclusion une contradiction flagrante, puisqu’en définitive les victoires successives de l’ennemi ont abouti à son anéantissement, tandis que les défaites russes ont eu pour résultat la libération de la patrie. La cause réelle de cette contradiction gît dans le fait que les historiens, en se bornant à étudier les événements dans la correspondance des Empereurs et des généraux, dans les récits et dans les rapports officiels, ont faussement supposé que le plan était de couper la retraite à Napoléon et à ses maréchaux, et de les faire prisonniers. Ce plan n’a jamais existé et ne pouvait exister, car il n’avait aucune raison d’être. De plus, il était impossible de l’exécuter, car l’armée de Napoléon s’enfuyait avec une précipitation qui tenait du vertige, hâtant ainsi elle-même le dénoûment désiré. Il aurait donc été absurde d’entreprendre des opérations habilement combinées contre des fuyards, dont la plus grande partie mourait en