Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/291

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des jeunes gens, mais pas à ceux de Koutouzow. Avec sa vieille expérience, il savait quel cas il fallait faire des on-dit, il savait également combien les hommes sont enclins à tirer des déductions conformes à leurs désirs, et à ne tenir aucun compte de tout ce qui peut les contrecarrer. Plus Koutouzow désirait une solution, moins il se permettait de la croire prochaine. C’était sa seule préoccupation, le reste n’était que l’accessoire, comme l’accomplissement des exigences habituelles de sa vie, dans lesquelles entraient ses conversations avec son état-major, sa correspondance avec Mme de Staël et ses amis de Pétersbourg, la lecture des romans et la distribution des récompenses. Mais la défaite imminente des Français, que seul il avait prévue, était son unique et son plus ardent désir.

Il était absorbé dans ces réflexions, lorsqu’il entendit du bruit dans la chambre voisine : c’étaient Toll, Konovnitzine et Bolhovitinow qui venaient d’y entrer.

« Eh ! qui est là ? Entrez, entrez ! Quoi de nouveau ? » s’écria le maréchal.

Pendant que le domestique allumait une bougie, Toll lui fit part de la nouvelle.

« Qui l’a apportée ? demanda-t-il d’un air froidement sévère, dont ce dernier fut frappé.

— Il ne peut y avoir de doute, Altesse.

— Qu’on le fasse venir ! »

Koutouzow, un pied à terre, s’était à moitié renversé sur son lit, en s’appuyant de tout son poids sur l’autre jambe. Son œil demi fermé, fixé sur Bolhovitinow, cherchait à découvrir sur sa physionomie ce qu’il désirait tant y lire.

« Dis, dis vite, mon ami, murmura-t-il à voix basse, en ramenant sur sa poitrine sa chemise entr’ouverte… Approche-toi. Quelles sont donc les bonnes petites nouvelles que tu m’apportes ? Napoléon aurait-il quitté Moscou ? Est-ce bien vrai ? »

L’officier commença par lui transmettre ce qui lui avait été confié verbalement.

« Dépêche-toi, ne me fais pas languir, » interrompit Koutouzow.

L’envoyé acheva son récit et se tut en attendant des ordres. Toll fit un mouvement pour parler, mais Koutouzow l’arrêta d’un geste, et essaya de dire quelques mots ; sa figure se contracta, et il se retourna du côté opposé, vers l’angle de l’isba où étaient les images.