Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/285

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sait dans les vapeurs grisâtres, en répandant dans l’espace sa clarté. La soirée était finie, mais ce n’était pas encore la nuit. Pierre se leva, quitta ses nouveaux compagnons et passa, entre les feux, de l’autre côté de la route, où se trouvaient, lui avait-on dit, les soldats prisonniers. Une sentinelle l’arrêta : il fut obligé de revenir sur ses pas, mais, au lieu de retourner auprès de ses camarades, il s’assit par terre derrière une des charrettes, et, ramenant à lui ses pieds, la tête baissée, il resta là à réfléchir. Plus d’une heure s’écoula ainsi sans que personne songeât à s’occuper de lui. Tout à coup il partit d’un si bruyant éclat de rire, de ce gros rire bon enfant qui le secouait de la tête aux pieds, qu’on se retourna de tous côtés à cette étrange explosion de gaieté.

« Ah ! ah ! faisait Pierre en se parlant à lui-même… Il ne m’a pas laissé passer, le soldat !… On m’a attrapé, on m’a enfermé, et l’on me tient prisonnier !… Qui ça, moi ? mon âme immortelle ?… Ah ! ah ! ah ! »

Et il riait aux larmes. Un soldat se leva et s’approcha pour voir ce qui provoquait le rire de ce colosse. Pierre cessa de rire, se leva à son tour, et, s’éloignant de l’indiscret, regarda autour de lui.

Le calme régnait dans le bivouac, si animé quelques heures auparavant par le bruit des voix et le pétillement des feux, dont les tisons pâlissaient maintenant et s’éteignaient peu à peu. La pleine lune était arrivée au zénith ; les bois et les champs, invisibles jusque-là, se dessinaient nettement à l’entour, et au delà de ces champs et de ces bois inondés de lumière, l’œil se perdait dans les profondeurs infinies d’un horizon sans limites. Pierre plongea son regard dans ce firmament où scintillaient à cette heure des myriades d’étoiles.

« Et tout cela est à moi, pensait-il, tout cela est en moi, tout cela c’est moi !… Et c’est « cela » qu’ils ont pris, c’est « cela » qu’ils ont enfermé dans une baraque ! »

Il sourit et alla se coucher auprès de ses camarades.

XV

Dans les premiers jours d’octobre, un parlementaire remit à Koutouzow une lettre de Napoléon qui contenait des proposi-