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des baraques voisines, étaient tous des étrangers, beaucoup mieux habillés que Pierre ; aussi ils le regardaient d’un air méfiant. Devant lui marchait un gros major, en robe de chambre tartare, la taille ceinte d’un essuie-mains, la figure gonflée, jaune et renfrognée. Il tenait d’une main une blague à tabac, tandis que de l’autre il s’appuyait sur sa chibouque. Essoufflé et s’éventant avec son mouchoir, il grognait constamment et se fâchait après tout le monde, parce qu’il lui semblait qu’il avait été bousculé, qu’on se pressait sans raison et qu’on s’étonnait sans cause ! Un autre officier, petit et fluet, interpellait chacun à tour de rôle, s’inquiétait de savoir où on les menait et de combien serait leur étape. Un fonctionnaire en bottes de feutre, en uniforme de l’intendance, se jetait à droite et à gauche, et communiquait ses impressions à ses voisins sur chaque quartier de la ville incendiée qu’ils traversaient. Un troisième, d’origine polonaise, discutait avec lui, et lui prouvait qu’il se trompait dans la désignation des quartiers.

« Qu’avez-vous à vous quereller ? demanda le major avec impatience. Que ce soit Saint-Nicolas ou Saint-Blaise, n’est-ce pas la même chose ? Vous voyez bien que tout est brûlé… Voyons, pourquoi me poussez-vous, ce n’est pourtant pas la place qui manque, dit-il à un de ses compagnons qui ne l’avait même pas touché.

— Ah ! Seigneur Dieu ! Seigneur Dieu ! Qu’en a-t-on fait ! s’écriaient de tous côtés les prisonniers en regardant les restes de l’incendie.

— Oh ! il y en a sûrement la moitié de brûlé…

— Je vous l’ai bien dit, ça s’étendait de l’autre côté de la rivière.

— Mais puisque c’est brûlé et que vous le savez, à quoi bon en parler ? » grommela le major.

En traversant un des rares quartiers intacts, les prisonniers reculèrent tout à coup en passant devant une église, et poussèrent des exclamations d’horreur et de dégoût.

« Oh ! les misérables ! oh ! les sauvages ! c’est un mort, c’est un mort, et on lui a barbouillé la figure… »

Pierre se retourna, et aperçut confusément un corps adossé contre le mur d’enceinte de l’église. Il devina, aux paroles de ses compagnons, que c’était le cadavre d’un homme qu’on avait planté tout debout, et dont la figure avait été couverte de suie.