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C’était « cela » dont elle avait parlé à la princesse Marie !… À dater de cette heure, la fièvre prit un caractère pernicieux, et, quoi qu’en pussent dire les médecins, elle ne pouvait plus se méprendre sur les symptômes moraux qui se développaient chez le malade avec une effroyable intensité.

Ses derniers jours et ses dernières heures s’écoulèrent paisibles et sans qu’il se produisît dans son état aucun nouvel incident.

La princesse Marie et Natacha ne le quittaient pas d’une minute, mais elles sentaient que leurs soins s’adressaient uniquement à ce qui ne serait bientôt plus pour elles qu’un cher et lointain souvenir, à son enveloppe matérielle, et que son esprit n’était déjà plus de ce monde. La violence de leurs sensations était telle, que le spectacle terrible de la mort n’avait pas de prise sur leurs âmes. Jugeant inutile d’aviver leur douleur, elles ne pleuraient, ni quand elles étaient à ses côtés, ni hors de sa présence, et, se trouvant impuissantes à exprimer par des paroles ce qu’elles éprouvaient, elles ne s’entretenaient plus de lui. Elles le voyaient s’abîmer lentement, avec calme, dans l’inconnu, et toutes deux savaient que c’était bien et que ce devait être ainsi.

Il se confessa, il communia, et prit congé des siens. Lorsqu’on lui amena son fils, il effleura sa joue de ses lèvres et se tourna, non pas par regret de la vie, mais parce qu’il supposait que c’était tout ce qu’on attendait de lui. On le pria cependant de bénir l’enfant : il le fit et jeta ensuite sur ceux qui l’entouraient un coup d’œil interrogateur. Il semblait leur demander s’il n’y avait pas encore quelque chose à faire ; il rendit enfin le dernier soupir entre les bras de la princesse Marie et de Natacha.

« C’est fini ! » dit sa sœur quelques secondes après.

Natacha se pencha sur lui, regarda ses yeux sans vie et les ferma.

« Où est-il à présent ? » se demanda-t-elle.

Lorsqu’il fut couché dans le cercueil, tous s’en approchèrent pour lui dire un dernier adieu. Le cœur de l’enfant était déchiré par une poignante surprise. Tous pleuraient ; la comtesse et Sonia sur Natacha et sur celui qui n’était plus, et le vieux comte sur lui-même ; il prévoyait qu’il aurait bientôt le même pas à franchir.

Natacha et la princesse Marie pleuraient également, non sur leur propre douleur, mais sous l’influence de l’émotion dont leur cœur débordait à la vue du mystère si solennel et si simple de la mort !