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Ces rêves lui semblaient consolants, mais ce n’étaient que des rêves qui passaient dans son cerveau sans y laisser l’ombre même de la réalité, et il se rendormit, encore en proie à mille idées confuses et agitées.

Il se vit en songe couché dans la chambre qu’il habitait. Il avait recouvré toute sa santé. Une foule de personnes inconnues défilaient devant lui. Il causait et discutait avec elles de choses et d’autres, et se disposait à les suivre il ne savait où, tout en se disant qu’il perdait son temps à des bagatelles, lorsqu’il avait à s’occuper de bien plus graves intérêts ; et cependant il continuait à leur parler et à les étonner par de brillantes citations, qui pourtant n’avaient aucun sens… Peu à peu ces figures s’évanouirent, et toute son attention se concentra sur la porte entr’ouverte de l’isba… Parviendra-t-il à la fermer assez vite ? « tout » dépend de cela. Il se lève, il s’en approche pour tirer le verrou, mais ses jambes fléchissent sous lui, et il sent qu’il n’arrivera pas à temps !… Réunissant toutes ses forces dans un effort suprême, il va se jeter en avant, lorsqu’une angoisse terrible l’étreint… Cette angoisse, c’est la terreur de la mort… C’est la mort qui est là, là, derrière la porte, et, au moment où il s’y traîne haletant, l’affreux spectre la pousse, l’enfonce et pénètre dans la chambre !… Cet être innommé, c’est la mort, la mort qui vient à lui, et il faut à tout prix qu’il lui échappe !… Il saisit la porte… la refermer n’est plus possible, mais, en rassemblant ce qui lui reste de forces, peut-être pourra-t-il du moins l’empêcher de passer ?… Hélas ! ses forces s’épuisent, il s’agite dans le vide, et la porte remue de nouveau !… Il tente une fois encore de résister à la pression du dehors… Peine inutile !… Le spectre entre, il est entré… et le prince André se sent mourir !

À ce moment il comprit qu’il dormait, et, faisant un violent effort, il se réveilla…

« Oui, c’était bien là la mort !… Mourir et se réveiller ! La mort est donc le réveil ? »

Cette pensée passa comme un éclair dans son esprit, et un coin du voile qui lui dérobait encore l’inconnu se releva dans son âme ! Il sentit son corps délivré des liens qui l’attachaient à la terre, et il éprouva un mystérieux bien-être, qui depuis lors ne le quitta plus !

Réveillé par la sueur froide qui l’inondait, il fit un mouvement. Natacha s’approcha et lui demanda ce qu’il désirait. Il ne comprit pas sa question et fixa sur elle un regard étrange.