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sphère de son régiment. Il se hâtait donc de terminer ses achats de chevaux, et se mettait en colère plus souvent que d’habitude contre son valet de chambre et son maréchal des logis.

Quelques jours avant son départ eut lieu à la cathédrale une messe avec Te Deum, à l’occasion des victoires remportées par les troupes russes. Il s’y rendit comme les autres et se plaça à quelques pas du gouverneur ; ayant pris une attitude officielle, il eut tout le loisir de penser à autre chose. La cérémonie achevée, la gouvernante l’appela d’un signe.

« As-tu vu la princesse ? » lui demanda-t-elle en lui désignant une dame en deuil qui se tenait à l’écart.

Nicolas l’avait déjà aperçue et reconnue, non pas à son profil qui se dessinait sous son chapeau, mais au sentiment de pitié et de crainte qui s’était tout à coup emparé de lui en la voyant. Absorbée dans ses prières, la princesse Marie faisait ses derniers signes de croix avant de sortir de l’église ; l’expression de sa figure le frappa de surprise : c’étaient bien les mêmes traits, sur lesquels on pouvait lire la lutte patiente de son âme, mais une flamme intérieure les éclairait d’une autre lumière, et elle était dans ce moment l’image la plus touchante de la douleur, de la prière et de la foi ! Sans attendre l’avis de sa protectrice, sans se demander s’il était oui ou non convenable de lui adresser la parole à l’église, il se rapprocha d’elle pour lui dire qu’il prenait une part sincère au nouveau malheur qui venait de la frapper. À peine eut-elle entendu sa voix, qu’un rayonnement de douleur et de joie illumina soudain son visage.

« Je tenais à vous dire, princesse, reprit Rostow, que comme le prince André est commandant de régiment, s’il était mort, les journaux l’auraient annoncé. »

Elle le regarda sans le comprendre et en se laissant aller au charme de la sympathie qu’il lui témoignait.

« Je connais beaucoup d’exemples, poursuivit-il, où la blessure causée par un éclat d’obus peut n’être que très légère, si elle n’est pas immédiatement mortelle. Il faut espérer, et je suis sûr que…

— Oh ! ce serait affreux ! » dit la princesse Marie en l’interrompant, et comme l’émotion l’empêchait d’achever sa phrase, elle inclina la tête d’un mouvement plein de grâce comme l’étaient tous ses gestes en présence de Rostow, lui jeta un regard de reconnaissance et rejoignit sa tante.