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ennui de la comtesse, avait cru nécessaire de lui annoncer la présence du prince André parmi les blessés, ainsi que la gravité de son état. La comtesse s’était emportée contre Sonia comme elle ne l’avait jamais fait de sa vie. Celle-ci, tout en larmes, avait imploré son pardon et redoublait de soins auprès de sa cousine comme pour effacer sa faute.

« Vois donc, Natacha, comme ça brûle.

— Qu’est-ce qui brûle ? demanda Natacha… Ah oui ! Moscou ! » Et, afin de se débarrasser de Sonia sans cependant l’offenser, elle avança la tête vers la fenêtre, et reprit aussitôt sa première position.

« Mais tu n’as rien vu !

— J’ai tout vu, au contraire, je t’assure, » dit-elle d’une voix suppliante, qui semblait demander qu’on la laissât en repos.

La comtesse et Sonia comprirent que rien en ce moment ne pouvait avoir d’intérêt pour elle.

Le comte se retira derrière la cloison et se coucha. La comtesse s’approcha de sa fille, lui tâta la tête avec le revers de la main, comme elle avait l’habitude de le faire quand elle était malade, et posa ses lèvres sur son front, pour voir si elle avait de la fièvre.

« Tu as froid, lui dit-elle en l’embrassant. Tu trembles, tu devrais te coucher.

— Me coucher ? Ah oui ! je vais me coucher tout à l’heure, » répondit-elle.

Lorsque Natacha avait appris que le prince André était grièvement blessé et qu’il voyageait avec eux, elle avait fait questions sur questions pour savoir comment et quand c’était arrivé, et si elle pouvait le voir. On lui répondit que c’était impossible, que sa blessure était grave, mais que sa vie n’était pas en danger. Convaincue alors que, malgré toutes ses instances, on ne lui répondrait rien de plus, elle s’était tue et était restée immobile dans le fond de la voiture, comme elle l’était en ce moment sur le banc, dans le coin de la chambre. À voir ses yeux grands ouverts et fixes, la comtesse devinait, comme elle en avait fait souvent l’expérience, que sa fille roulait dans sa tête quelque projet ; la décision inconnue qu’elle allait prendre l’inquiétait au plus haut degré.

« Natacha, mon enfant, déshabille-toi, viens te coucher sur mon lit. »

(La comtesse seule en avait un : Mme Schoss et les jeunes filles couchaient sur du foin.)