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sur les habitants qui s’enfuyaient et sur les troupes forcées de se replier. À cause des nombreux objets qu’ils avaient oubliés et qu’ils envoyaient successivement chercher, à cause aussi de l’encombrement de la route, les Rostow n’avaient pu quitter Moscou que dans l’après-midi ; ils furent donc obligés de coucher à cinq verstes de la ville. Le lendemain, réveillés assez tard dans la matinée et rencontrant à tout moment de nouveaux obstacles sur leur chemin, ils n’arrivèrent qu’à dix heures du soir au village de Bolchaïa-Mytichtchi, où la famille et les blessés s’établirent dans les isbas des paysans. Une fois leur service fait, les domestiques, les cochers, les brosseurs des officiers blessés, soupèrent, donnèrent à manger aux chevaux, et se réunirent dans la rue. Dans une de ces isbas se trouvait l’aide de camp de Raïevsky ; comme il avait le poignet brisé, et qu’il éprouvait d’intolérables souffrances, ses gémissements résonnaient d’une façon lugubre dans les ténèbres de cette nuit d’automne. La comtesse Rostow, qui avait été sa voisine à la couchée précédente, n’avait pu fermer l’œil : aussi avait-elle choisi cette fois une autre isba, pour être plus loin du malheureux blessé. L’un des domestiques remarqua tout à coup une seconde lueur à l’horizon ; ils avaient déjà aperçu la première et l’avaient attribuée aux cosaques de Mamonow, qui, d’après eux, auraient mis le feu au village de Malaïa-Mytichtchi.

« Regardez donc, camarades, voilà un autre incendie, » dit-il.

Tous se retournèrent.

« Mais oui… On dit que ce sont les cosaques de Mamonow qui ont mis le feu.

— Pas du tout, ce n’est pas ce village, c’est plus loin, on dirait que c’est à Moscou. »

Deux des domestiques firent le tour de la voiture qui leur masquait l’horizon, et s’assirent sur le marchepied.

« C’est plus à gauche… vois-tu la flamme qui se balance ?… Ça, mes amis, c’est à Moscou que ça brûle ! »

Personne ne releva l’observation, et ils continuèrent à regarder ce nouveau foyer, qui s’étendait de plus en plus. Daniel, le vieux valet de chambre du comte, s’approcha du groupe et appela Michka.

« Que regardes-tu, mauvaise tête ?… Le comte appellera et il n’y aura personne… Va vite ranger ses habits.

— Mais je suis venu chercher de l’eau.

— Qu’en pensez-vous, Daniel Térentitch, n’est-ce pas à Moscou ? »