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de ceux qui l’avaient quitté. Moscou ne fut pas respecté par l’ennemi comme Berlin et comme Vienne, parce que ses habitants ne reçurent pas les Français avec le pain et le sel en leur offrant les clefs de la ville, mais préférèrent l’abandonner à son malheureux sort.

XXVII

Le flot de l’invasion française n’atteignit que le soir du 2 septembre le quartier où demeurait Pierre. Après les deux jours qu’il venait de passer dans une solitude absolue et d’une façon si étrange, il se trouvait dans un état voisin de la folie. Une pensée unique s’était tellement emparée de tout son être qu’il n’aurait pu dire quand et comment elle lui était venue. Il ne se rappelait plus rien du passé, et ne comprenait rien au présent. Tout ce qui se déroulait devant ses yeux lui paraissait un songe : il avait fui de chez lui pour se dérober aux complications insupportables de la vie quotidienne, et il avait cherché et trouvé un refuge paisible dans la maison du Bienfaiteur, dont le souvenir se rattachait dans son âme à tout un monde de paix éternelle et de calme solennel, complètement opposé à l’agitation fiévreuse dont il sentait peser sur lui l’irrésistible influence. Accoudé sur le bureau poudreux du défunt, dans le profond silence de son cabinet, son imagination lui représenta avec netteté les événements auxquels il avait été mêlé dans ces derniers temps, la bataille de Borodino entre autres, et il éprouva de nouveau un trouble indéfinissable en comparant son infériorité morale et sa vie de mensonge à la vérité, à la simplicité puissante de ceux dont le souvenir s’était imprimé dans son âme sous l’appellation « Eux » ! Lorsque Ghérassime le tira de ses méditations, Pierre, qui s’était décidé à prendre part avec le peuple à la défense de Moscou, lui demanda de lui procurer pour cela un déguisement et un pistolet, et lui annonça son intention de rester caché dans la maison. Tout d’abord il lui fut impossible de fixer son attention sur le manuscrit maçonnique : elle se portait involontairement sur la signification cabalistique de son nom lié à celui de Bonaparte. La pensée qu’il était prédestiné à mettre un terme au pouvoir de « la Bête » ne lui venait toutefois encore à l’esprit que