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tant ? un fils de marchand, bien sûr !… Oh ! le peuple !… et l’on assure maintenant que ce n’est pas celui-là qu’on aurait dû… On en a assommé encore un autre !… Oh ! celui qui ne craint pas le péché… » disait-on à présent en regardant avec compassion ce corps meurtri, et cette figure souillée de sang et de poussière. Un soldat de police zélé, trouvant peu convenable de laisser ce cadavre dans la cour de Son Excellence, ordonna de le jeter dans la rue. Deux dragons, le prenant aussitôt par les jambes, le traînèrent dehors sans autre forme de procès, pendant que la tête, à moitié arrachée du tronc, frappait la terre par saccades, et que le peuple reculait avec terreur sur le passage du cadavre.

Au moment où Vérestchaguine tomba et où cette meute haletante et furieuse se rua sur lui, Rostoptchine devint pâle comme un mort, et, au lieu de se diriger vers la petite porte de service où l’attendait sa voiture, gagna précipitamment, sans savoir lui-même pourquoi, l’appartement du rez-de-chaussée. Le frisson de la fièvre faisait claquer ses dents.

« Excellence, pas par là, c’est ici ! » lui cria un domestique effaré.

Rostoptchine, suivant machinalement l’indication qui lui était donnée, arriva à sa voiture, y monta vivement, et ordonna au cocher de le conduire à sa maison de campagne. On entendait encore au loin les clameurs de la foule, mais, à mesure qu’il s’éloignait, le souvenir de l’émotion et de la frayeur qu’il avait laissé paraître devant ses inférieurs lui causa un vif mécontentement. « La populace est terrible, elle est hideuse ! se disait-il en français. Ils sont comme les loups qu’on ne peut apaiser qu’avec de la chair ! » … « Comte, le même Dieu nous juge ! » Il lui sembla qu’une voix lui répétait à l’oreille ces mots de Vérestchaguine, et un froid glacial lui courut le long du dos. Cela ne dura qu’un instant, et il sourit à sa propre faiblesse. « Allons donc, pensa-t-il, j’avais d’autres devoirs à remplir. Il fallait apaiser le peuple… Le bien public ne fait grâce à personne ! » Et il réfléchit aux obligations qu’il avait envers sa famille, envers la capitale qui lui avait été confiée, envers lui-même enfin, non pas comme homme privé, mais comme représentant du souverain : « Si je n’avais été qu’un simple particulier, ma ligne de conduite eût été tout autre, mais dans les circonstances actuelles je devais, à tout prix, sauvegarder la vie et la dignité du général gouverneur ! »

Doucement bercé dans sa voiture, son corps se calma peu à