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— Ah ! seigneur Dieu, on a tué, tué un homme ! » répéta en glapissant une femme à la porte cochère d’à côté.

La foule se rassembla autour du malheureux.

« Ce n’est donc pas assez de voler le pauvre peuple et de lui arracher sa dernière chemise, tu viens encore de tuer un homme, brigand de cabaretier ! »

Le jeune homme blond, debout à l’entrée, portait alternativement son regard terne du cabaretier au maréchal ferrant, comme s’il cherchait avec qui se prendre de querelle.

« Scélérat ! hurla-t-il tout à coup en se jetant sur le premier…, Liez-le vite, mes enfants.

— Me lier, moi ? » s’écria le cabaretier, et, se débarrassant de ses assaillants par un mouvement violent, il arracha son bonnet de dessus sa tête et le lança à terre. On aurait dit que cet acte avait une signification menaçante et mystérieuse, car les ouvriers s’arrêtèrent à l’instant.

« Je suis pour l’ordre, mon camarade, et je sais mieux que personne ce que c’est que l’ordre… Je n’ai qu’à aller trouver l’officier de police… Ah ! tu crois que je n’irai pas ? Il est défendu de faire du désordre aujourd’hui dans la rue… entends-tu bien… continua le cabaretier en ramassant son bonnet ; eh bien ! allons-y, poursuivit-il en se mettant en marche, avec le jeune gars, le maréchal ferrant, les ouvriers et les passants ameutés, qui criaient et hurlaient en chœur.

— Allons-y ! Allons-y ! »

Au coin de la rue, devant une maison dont les volets étaient fermés et sur la façade de laquelle se balançait l’enseigne d’un bottier, se tenaient groupés une vingtaine d’ouvriers cordonniers ; leurs vêtements étaient usés, et l’épuisement causé par la faim se lisait sur leurs figures maigres et abattues. « N’aurait-il pas dû nous payer notre travail ? disait l’un d’eux en fronçant les sourcils… Mais non, il a sucé notre sang et il se croit quitte : il nous a lanternés toute la semaine, et au dernier moment il a filé. » À la vue de l’autre groupe qui s’avançait l’ouvrier se tut, et, poussé par une curiosité inquiète, se joignit à lui avec tous ses compagnons.

« Où va-t-on ? Ah ! nous le savons bien !… Nous allons trouver l’autorité.

— C’est donc vrai que les nôtres ont eu le dessous ?

— Que croyais-tu donc ?… Écoute ce qu’on raconte ! »

Pendant que les questions et les réponses se croisaient en tous sens, le cabaretier profita du tumulte pour s’échapper