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éparpillés dans la grande cour de la maison Rostow, que ses propriétaires avaient abandonnée avec son riche mobilier ; on n’y voyait âme qui vive, et cependant quelqu’un jouait du piano dans le salon : c’était Michka, le petit-fils de Vassilitch, qui, resté avec lui, s’amusait à faire résonner les touches de l’instrument, tandis que le dvornik, le poing sur la hanche, planté devant une grande glace, souriait gracieusement à sa propre image.

« Comme je suis habile, oncle Ignace ! dit le gamin en tapant des mains sur le clavier.

— Je crois bien, répondit Ignace en continuant à contempler la figure épanouie qui lui renvoyait ses sourires.

— Oh ! les paresseux, les vilains paresseux ! s’écria soudain derrière eux la voix de Mavra Kouzminichna, qui était entrée à pas de loup. Je vous y prends !… Voyez donc cette grosse face qui se montre les dents, pendant que rien n’est rangé et que Vassilitch n’en peut plus de fatigue. »

Le dvornik cessa de sourire, arrangea sa ceinture et sortit de la chambre, en baissant les yeux avec soumission.

« Moi, petite tante, je me repose.

— Ah ! oui-da, galopin, va-t’en vite préparer le samovar pour ton grand-père. » Et Mavra Kouzminichna essuya la poussière dont les meubles étaient couverts, ferma le piano, poussa un profond soupir, et quitta le salon, dont elle ferma la porte à clef. Puis elle s’arrêta dans la cour et se demanda ce qu’elle allait faire : irait-elle prendre le thé chez Vassilitch, ou achever sa besogne dans le garde-meuble ? Tout à coup des pas précipités retentirent dans la rue déserte et s’arrêtèrent à la petite porte, dont le loquet fut vivement secoué sous l’effort qu’on faisait pour l’ouvrir.

« Qui est là ? Que voulez-vous ? s’écria Mavra Kouzminichna.

— Le comte, le comte Ilia Andréïévitch Rostow ?

— Qui êtes-vous ?

— Je suis un officier, et j’ai besoin de le voir, » répondit une voix d’un timbre agréable.

Mavra Kouzminichna ouvrit la petite porte, et vit effectivement devant elle un jeune officier de dix-huit ans, qui avait un grand air de ressemblance avec les Rostow.

« Ils sont partis, partis hier au soir, lui dit-elle affectueusement.

— Ah ! quel guignon ! J’aurais dû venir hier, » murmura le jeune homme avec regret.