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les allants et les venants, s’écria tout à coup avec une joyeuse surprise :

« Maman, Sonia, voyez donc, c’est lui !

— Qui donc ? Qui cela ?

— Mais c’est Besoukhow !… » Et elle se pencha à la portière pour chercher à reconnaître un homme de forte stature, vêtu d’un caftan de cocher ; rien qu’à le voir, on devinait que ce devait être un déguisement : il était suivi d’un petit vieillard à figure jaune et imberbe, enveloppé dans un manteau à collet de frise.

« C’est bien certainement Besoukhow, poursuivit Natacha.

— Quelle idée ! Tu te trompes !

— Je vous donne ma tête à couper que c’est lui… Halte, halte ! » cria-t-elle au cocher.

Celui-ci ne put s’arrêter : les conducteurs des charrettes et des voitures qui venaient en sens contraire lui enjoignirent, en criant, de continuer sa route et de ne pas entraver la circulation. Cela n’empêcha pas les Rostow de distinguer quoique à distance, la grande taille de Pierre : si ce n’était pas lui, c’était du moins quelqu’un qui lui ressemblait singulièrement. Le personnage en question marchait le long du trottoir, la tête inclinée, le visage sérieux, en compagnie du vieillard imberbe, qui avait tout l’air d’un domestique. Ce dernier, remarquant les figures qui les examinaient ainsi, toucha légèrement et avec respect le coude de son maître en lui désignant la voiture. Pierre, absorbé dans ses rêveries, fut quelque temps avant de comprendre ce qu’on lui voulait ; enfin, levant la tête, et regardant du côté que lui indiquait son vieux compagnon, il aperçut Natacha, et, sous l’impulsion irréfléchie du premier mouvement, il courut vers la voiture, mais au bout de dix pas il s’arrêta subitement. Natacha, toujours penchée en avant, lui souriait affectueusement.

« Pierre Kirilovitch, venez donc, lui cria-t-elle. Vous me reconnaissez ?… C’est vraiment étonnant !… Que faites-vous là sous ce déguisement ? » ajouta-t-elle en lui tendant la main.

Pierre lui prit la main tout en marchant, car la voiture ne s’était pas arrêtée, et la baisa gauchement.

« Que vous arrive-t-il donc ? lui demanda la comtesse avec intérêt.

— À moi, rien… pourquoi ?… Ne m’interrogez pas, répondit-il, sentant que le regard joyeux de Natacha le pénétrait de son charme.