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d’elle, et ne lui obéirent que lorsque le comte leur eut répété que telle était la volonté de sa femme. Aussi convaincus maintenant qu’il était impossible de laisser les blessés en arrière qu’ils l’étaient quelques instants auparavant de la nécessité d’emporter les effets, ils les déchargèrent avec empressement. Les blessés à leur tour se traînèrent hors de leurs chambres, et leurs figures pâles et satisfaites entourèrent les charrettes. La bonne nouvelle se répandit bien vite dans les maisons environnantes, et tous les blessés du voisinage affluèrent dans la cour des Rostow. Beaucoup d’entre eux assurèrent qu’ils trouveraient moyen de se placer au milieu des caisses, mais comment arrêter le déchargement, du moment qu’il était commencé, et qu’importait d’ailleurs de laisser le tout ou seulement la moitié ? La cour était encombrée de caisses à moitié ouvertes, contenant les tapis, les porcelaines, les bronzes, tous ces mêmes objets qu’on avait emballés avec tant de soin la veille, et chacun s’employait de son mieux à diminuer le bagage, pour emmener le plus de blessés possible.

« On peut encore en prendre quatre, dit l’intendant, je donnerai ma charrette.

— Donnez celle qui porte ma garde-robe, dit la comtesse, Douniacha pourra se mettre avec moi. »

Cet ordre fut exécuté immédiatement, et l’on envoya chercher de nouveaux blessés à deux maisons de là. Toute la domesticité, et même Natacha, étaient dans un état de surexcitation indicible.

« Comment, attacherons-nous cette caisse ? disaient les gens, qui ne parvenaient pas à fixer une certaine caisse derrière la voiture… Il faudrait encore au moins une charrette pour les mettre !

— Que contient celle-là ? demanda Natacha.

— Les livres de la bibliothèque.

— Laissez-les, c’est inutile ! »

La britchka était au grand complet, et il n’y avait même plus de place pour le jeune comte.

« Il ira sur le siège. N’est-ce pas, Pétia, que tu iras sur le siège ?… »

Sonia, de son côté, n’avait cessé de travailler, mais, au contraire de Natacha, elle mettait en ordre les objets qu’on laissait, les inscrivait, selon le désir de la comtesse, et faisait de son mieux pour en emporter le plus possible.