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parts à sa rencontre, et les fenêtres de l’aile gauche se garnissaient de figures blêmes qui le regardaient avec une anxiété douloureuse.

« Plairait-il à Votre Excellence de passer dans la galerie ? dit le maître d’hôtel d’un air inquiet. On n’a encore rien décidé au sujet des tableaux ! »

Le comte rentra chez lui, mais non sans avoir réitéré l’ordre de ne pas refuser aux blessés les moyens de partir.

« Après tout, on peut bien décharger quelques caisses et les laisser ici, » dit le comte à voix basse, comme s’il craignait d’être entendu.

La comtesse se réveilla à neuf heures, et Matrona Timofevna, son ex-femme de chambre, qui remplissait auprès d’elle les fonctions de chef de la police secrète, vint lui dire que Mme Schoss était très mécontente, et qu’on avait oublié d’emballer les robes d’été des demoiselles. La comtesse ayant demandé quel était le motif de la mauvaise humeur de Mme Schoss, on lui apprit que sa caisse avait été enlevée d’une des charrettes, qu’on était en train de décharger les autres, que les effets s’entassaient dans un coin de la cour, et que le comte avait dit d’emmener les blessés à leur place. Elle fit aussitôt demander son mari.

« Que se passe-t-il donc, mon ami ? On m’assure que tu fais déballer ?

— J’allais justement t’en prévenir, ma chère… C’est que, vois-tu, petite comtesse, des officiers sont venus me supplier de leur céder quelques charrettes pour les blessés. Ces objets-là nous sont bien inutiles, n’est-il pas vrai ?… et puis, comment abandonner ici, ces pauvres gens ? C’est nous qui leur avons offert l’hospitalité, et je pense, ma chère, que dès lors il serait bien… Pourquoi ne pas les emmener ? il n’y a pas du reste de raison de se dépêcher… »

Le comte avait débité ces phrases sans suite d’une voix timide, comme lorsqu’il s’agissait de questions d’argent. La comtesse, habituée à ce ton, qui précédait toujours l’aveu de quelque grosse dépense, telle que la construction d’une galerie ou d’une orangerie, l’organisation d’une fête ou d’un spectacle d’amateurs, avait pris pour système de le contrecarrer toutes les fois qu’il prenait ce ton-là pour demander quelque chose. Elle prit donc son air de victime résignée et, s’adressant à son mari :

« Écoute, comte, tu as si bien fait, qu’on ne te donne pas